Satyagraha de Philip Glass à l'English National Opera
Assister à un opéra de Philip Glass et à l’une de ses productions, c’est l’assurance de vivre une expérience théâtrale très différente : l'utilisation conventionnelle du temps théâtral, du profil musical, comme des relations entre les artistes-interprètes et l'œuvre elle-même s'envolent. Le livret est ici extrait de la Bhagavad Gita hindoue sans autre intervention littéraire et la musique frise la méditation, le tout avec des rôles qui questionnent même le concept d’interpréter.
La production de 2007 signée Phelim McDermott continue son voyage en provenance du Metropolitan Opera. L'équipe de reprise, dirigée par Peter Relton, offre un décor délimité par un demi-cercle de cuivre bruni d'où émergent diverses figures du drame : les dieux indiens et les trois personnages silencieux qui sous-tendent le passé, le présent et l'avenir du drame (Léon Tolstoï, Rabindranath Tagore et Martin Luther King). Les costumes, qui font la part belle aux couleurs crème et aux blancs, brillent sur le fond métallique terne.
Le rôle de Gandhi est interprété par Sean Pannikar, qui a brillé en Dionysos sur la scène de Salzbourg et dans ce même rôle de Gandhi à Los Angeles. La voix est fine, l’intellect musical puissant. Sa voix de tête très attrayante rencontre un registre inférieur puissant, et l’ensemble forme une combinaison faite pour des rôles tels que celui-ci (et d'autres des XXe et XXIe siècles). Son jeu d'acteur traduit la superbe du philosophe mais aussi plus tard la fascination engendrée autour du Gandhi vieillissant.
Le reste de la distribution entoure Gandhi comme des étoiles autour d'une planète. Felicity Buckland incarne Kasturbai (la femme de Gandhi), avec un mezzo-soprano qui épouse parfaitement le ténor de Pannikar, dans ses phrasés, couleurs, et dans une ample matière.
La voix mezzo-soprano de Sarah Pring sied tout autant au rôle de Mrs Alexander, l'amie européenne de Gandhi : la richesse du timbre n’a d’égale que celle des costumes. Les petits rôles de Miss Schlesen (la secrétaire de Gandhi) et de Mrs Naidoo (sa collègue indienne) sont tenus respectivement par Gabriella Cassidy et Verity Wingate. Ces deux voix plus hautes et plus légères déploient leur finesse et leur identité délicate de timbre mais se combinent aussi avec Sarah Pring en trio.
Les hommes de l'entourage de Gandhi sont tout aussi incarnés que les femmes. Le rôle dramatique de Mr Kallenbach se nourrit du chaleureux baryton de James Cleverton dans ses quelques solos et avec précision dans les ensembles. William Thomas dans le rôle de Parsi Rustomji est très remarqué, dominant la scène de ses graves et de son déploiement vocal (réussissant à traverser les ostinati, répétitions obstinées qui définissent l’écriture musicale de Philip Glass).
Au-delà de l'entourage immédiat de Gandhi, Ross Ramgobin fait avancer le drame dès la première scène avec un Prince Arjuna stimulant. Musa Ngqungwana prend le relai en Seigneur Krishna avec un grand timbre luisant (contraste avec le Rocco qu'il chante également cette saison).
Les interprètes parviennent ainsi à exprimer leurs qualités vocales dans cette musique fondée sur la répétition de fragments souvent minuscules. De la même manière, leur jeu d’acteur s'élève à l'intensité des exigences féroces du drame et de la production. Le lent passage du temps dramatique dans l'œuvre est assorti de mouvements et de gestes des plus délibérés, notamment de lentes marches intenses à travers et autour de la scène où chacun s’expose au public. Toute la distribution et toute la production est soigneusement et puissamment chorégraphiée.
Le Chœur de l'English National Opera tient le grand rôle qu’il doit jouer dans Satyagraha, avec des pièces imposantes à la fin du premier acte et encadrant le deuxième. Le travail musical est tout aussi méticuleux que celui des solistes et le chant choral monumental s’impose comme l'un des temps forts de la représentation. Le petit orchestre maison enfin, joue avec élégance et précision, dirigé avec soin et élan par Carolyn Kuan.
De quoi fasciner le public, tout comme le message de Gandhi relayé dans cet opéra : “Que l'homme n'éprouve aucune haine pour quelque être que ce soit.”