Stiffelio de Verdi, le triomphe du pardon à l’Opéra National du Rhin
Deuxième opéra de la saison, la première de Stiffelio est donnée en un jour on ne peut plus propice : le 10 octobre, jour du 208ème anniversaire de la naissance de Giuseppe Verdi, comme le précise Alain Perroux, Directeur de l’Opéra, avant la représentation. Tiré de la pièce française Le Pasteur ou l’Evangile et le Foyer d’Emile Souvestre et Eugène Bourgeois, le drame lyrique représentant l’infidélité pardonnée de l’épouse d’un pasteur protestant a très vite connu les affres de la censure. L’ouvrage est tant malmené par les contraintes que Verdi doit se résoudre à l’abandonner et va jusqu’à détruire les partitions d’orchestre. Une version est heureusement retrouvée en 1962, mais l’œuvre n’est donnée qu’une fois en France, à Reims en 1994.
L’occasion de (re)donner un souffle neuf à l’opéra, en version scénique, est pleinement comblée par Bruno Ravella qui, tout en étant parfaitement fidèle au livret, choisit d’actualiser le drame en lui conférant une grande profondeur symbolique. La communauté imaginaire du livret s’apparente ici à celle des Amish, minorités issues de la Réforme qui ont émigré aux États-Unis. L’atmosphère recluse et austère de la communauté est sobrement représentée par un unique bâtiment en bois clair, marqué d’une croix, et dont la forme évoque clairement les églises protestantes américaines. Cet espace est placé au centre de la scène, au milieu d’une nature menaçante et enténébrée représentée par un ciel gris, strié d’éclairs voilés par les nuages. La communauté, vêtue de couleurs sombres, imitant l’habillement des Amish, est ainsi sous la menace permanente de la colère divine qui se dévoile aux travers des phénomènes naturels, tels qu’ils sont évoqués dans l’Ancien Testament.
La scénographie dévoile avec clarté et simplicité les clefs de l’opéra : le centre autour duquel évolue l’intrigue n’est pas tant la communauté que la religion, et plus précisément la parole de Dieu en tant qu’écriture déposée dans les recueils et les Bibles empilés sur une table au centre de la pièce. Les épisodes marquants de l’histoire biblique, tels que le Déluge, l’Arche de Noé, la Cène sont évoqués avec une remarquable finesse et éclairent judicieusement l’intrigue : ainsi, alors que l’adultère a été dévoilé, une pluie diluvienne s’abat sur la communauté (eau réelle qui tombe à grandes gouttes sur les artistes). L’oppression psychologique qui enserre l’épouse du pasteur, Lina, et le pasteur Stiffelio lui-même, est figurée par l’ordre inhérent et immuable du mobilier, la symétrie des portes, ramenant toujours vers l’intérieur.
Aussi la scène finale du pardon est-elle également une libération visuelle : ce qui était clos s’ouvre vers l’extérieur, le temple baigne dans l’eau mouvante, la croix se reflète dans le ciel, les fidèles s’avancent à la suite de Stiffelio et de Lina et s’aspergent d’eau, éclairés par une lumière très intense, rappelant ainsi le baptême qui les rend « blancs comme la neige ».
Le ténor Jonathan Tetelman incarne avec charisme un Stiffelio profondément humain, partagé entre sa passion pour Lina et son devoir pastoral. Nette et précise, sa présence scénique est emplie du dilemme qui le tiraille. Porté par cette même force dramatique, son chant embrasse avec aisance toute la palette expressive de ce rôle rare et exigeant. Si le ténor américain était malade quelques jours auparavant, comme l’annonce Alain Perroux avant la représentation, cette faiblesse vocale ne se fait ressentir qu’au début du premier acte, très vite effacée par un vibrato fougueux, des aigus élancés et souples y compris dans les fortissimi. Toute la douceur du bel canto colore ses médiums lisses et coulants, tandis que son timbre se teinte prestement de tremblements, soupirs et de subtils mezza voce, rendant palpable chaque émotion.
Le personnage de Lina trouve en la soprano Hrachuhi Bassenz une rare finesse et sincérité scénique. Son regard éploré et implorant se prolonge dans sa voix épaisse aux graves rauques et aux aigus puissants qui surplombent les ensembles avec aisance. Portés par une diction précise, et une projection sans faille, ses airs émeuvent par la pureté de la ligne mélodique et les larmes qui coulent abondamment de ses yeux.
En Stankar, le père de Lina, le baryton Dario Solari arbore un timbre velouté et la chaleur d’une voix mûre et riche de nuances. Légèrement enrobée mais jamais recouverte, à la justesse implacable dans les ensembles des finales, sa voix se double d’un jeu scénique énergique, notamment dans la scène de duel. Le ténor Tristan Blanchet incarne un Raffaele tout à fait convaincu, soignant une posture fière, cambrée et un air goguenard. Ses aigus clairs sont ainsi insolents et son timbre un peu pincé siéent au personnage du traître. La basse Önay Köse joue un Jorg autoritaire, à la voix profonde, solide et un peu rugueuse qui emplit l’espace avec aisance. Quant au ténor Sangbae Choï, dans le rôle de Federico, il séduit par son jeu souple et la saillance des aigus. En Dorotea, la soprano Clémence Baïz soutient finement et légèrement l’arioso.
Dans le prolongement des protagonistes, les artistes du Chœur de l’Opéra National du Rhin allient une grande énergie à une texture tout à fait homogène, le tout nourri d’un jeu expressif naturel et très précis. Le chef italien Andrea Sanguineti dirige l’Orchestre Symphonique de Mulhouse avec des gestes lestes, effilés qui témoignent d’une fine connaissance de l’œuvre. D’un même mouvement balancé il mène les instrumentistes vers des nuances toujours plus soignées, des traits mélodiques affûtés et une grande exactitude rythmique.
Ému par le pardon universel évoqué par la mise en scène, le public acclame longuement les artistes et cette œuvre tirée de l’oubli, désormais inoubliable, qui sera donnée jusqu’au 9 novembre à l’Opéra de Strasbourg puis à la La Filature à Mulhouse.