Le Triomphe du Temps à la Philharmonie de Paris
Georg Friedrich Haendel était encore tout jeune, au tout début de son périple initiatique en Italie, lorsqu’il composa son premier oratorio, Il trionfo del tempo e del disinganno. Il n’avait certes que 22 ans mais il traite déjà dans cette œuvre d’un sujet aussi profond et existentiel que le choix entre la Beauté, allégorie de la jeunesse, le Plaisir, la conscience du Temps et de la Désillusion (la Vérité). Musicalement, l’œuvre brille de toute sa fougue virtuose, instrumentale et vocale, démontrant déjà son inventivité mélodique, agile et expressive. Dans un geste particulièrement symbolique, ce premier oratorio sera aussi son dernier, qu'il retouchera et reprendra à la fin de sa carrière après en avoir composé une trentaine d'autres.
C’est à la personnification du Plaisir (ici défendue par la soprano Julia Lezhneva) que Haendel réserve la plupart des arias les plus mémorables de l'ouvrage. Dès sa première intervention, la voix de la chanteuse s’impose naturellement, d’un timbre corsé et sûr. Scéniquement, faisant abstraction de sa taille et de la version concertante, elle réussit pleinement à capter l’attention du spectateur, le captivant même lorsqu’elle démontre avec une facilité malicieuse d’impressionnantes vocalises tempétueuses. La soprano sait également faire preuve de très belles intentions colorées, avec des vocalises d’une grande finesse, particulièrement lors du da capo (reprise) de "Lascia la spina" - air que Haendel reprendra pour son Rinaldo avec "Lascia ch’io pianga". Julia Lezhneva chante sans partition et est ainsi pleinement libre d’expressivité scénique et musicale, offrant une parfaite intelligibilité du texte et de ce qu’elle veut en transmettre.
La Beauté est incarnée avec parfois une insolence volontaire et appropriée par la soprano Ana Maria Labin. Son timbre fin est projeté avec aisance, offrant des vocalises maîtrisées dont elle semble même s’amuser. La justesse de ses phrasés, l’intelligibilité de son texte, tout comme ses intentions de nuances et d’expressivité servent notamment la tendresse, mais la voix pourrait gagner en chaleur et en largesse afin que le soutien de ses phrasés puisse vraiment convaincre. Le timbre semblant finalement un peu à l’étroit, il n’est pas toujours à la hauteur du personnage, requérant plus de chaleur.
La Désillusion -ou Vérité comme le modifiera Haendel dans sa version anglaise- est interprétée par le contre-ténor Carlo Vistoli, au timbre brillant. Ses phrasés expressifs, conduits avec une certaine sensibilité, réussissent à proposer une interprétation touchante, magnifiée par une maîtrise du souffle qui permet de fines vocalises. Il surprend parfois de sa voix de baryton dans les parties les plus graves, quelques fois avec un léger manque de subtilité mais manifestant néanmoins une certaine virtuosité des registres.
Enfin, le ténor Kresimir Spicer, qui remplace Emiliano Gonzalez Toro annoncé souffrant, propose un Temps aussi autoritaire que bienveillant, impressionnant immédiatement par sa présence vocale. Son engagement est certes admirable, mais sa présence est tellement forte qu'elle en vient à fatiguer. Si dans ses premiers airs, ses phrasés semblent assez cohérents, ils manquent de plus en plus de subtilité au fil de l'ouvrage, d’abord dans ses récitatifs puis dans ses airs. Par exemple, dans son duo avec Carlo Vistoli, un phrasé systématiquement conduit en soufflets entrecoupe sa ligne.
Pour accompagner les chanteurs solistes, la fougue de l’Ensemble Les accents est dirigé par Thibault Noally depuis son violon. La musique est constamment précise, vivante et pleine de reliefs, parfois véritablement tempétueuse et tourbillonnante. Les quelques parties instrumentales font preuve de virtuosité, sans jamais céder à la précipitation. Les solistes peuvent ainsi être forces de propositions, bien que l’accompagnement leur suggère déjà de très belles intentions sur lesquelles ils n’auraient qu’à se laisser porter s’ils n’avaient pas déjà leur propre caractère musical. Le public ne peut donc cacher son plaisir devant tant de beauté, rappelant que la musique peut, le temps d’une soirée, faire croire que le temps n’a plus d’emprise.
Haendel, Il trionfo del Tempo et del Disinganno [Thibault Noally, Les Accents Julia Lezhneva, Ana Maria Labin, Carol Vistoli, Krešimir Špicer]@philharmonie pic.twitter.com/gn15BOd0k8
— Adalbéron Palatnįk (@adalberon_pala) 11 octobre 2021