L’Opéra national de Lorraine fait revivre Le Palais enchanté de Luigi Rossi
Le théâtre est rempli au maximum de sa jauge. Les musiciens dans la fosse sont résolus à affronter de nouveau la partition de cet opéra plein de défis. Leonardo García Alarcón, aussitôt arrivé, s’installe devant son orgue-clavecin. Un court silence habite le théâtre : l’un des rares moments de calme de ce monumental et complexe spectacle. L’orchestre baroque joue souvent un peu fort comparé aux voix, mais reste néanmoins d’une très grande justesse et d’une extrême précision rythmique.
Dès l’Ouverture, la mise en scène de Fabrice Murgia propose de rendre visible ce qui est, dans les traditions du spectacle, caché. Comme le Centre Pompidou à Paris, qui montre ostensiblement à l’extérieur tous les éléments porteurs du bâtiment, les techniciens de scène apparaissent régulièrement sur scène, n’hésitant pas notamment à montrer leurs accessoires de bruitage. Deux cameramen suivent même les chanteurs et chanteuses au premier et au troisième acte, offrant un regard imitant les séries policières américaines, projetant en direct sur des rideaux à moitié opaques les détails que le public ne pouvait pas décemment soupçonner du décor labyrinthique de Vincent Lemaire.
Dans cet opéra de style romain, démesuré, la danseuse Joy Alpuerto Ritter attire un premier regard, prenant dans chaque scène le rôle d’une figurante énigmatique qui, avec les nombreux costumes de la vie contemporaine proposés par la costumière Clara Peluffo Valentini, traverse l’histoire en filigrane. Avec elle, le danseur Zora Snake, au travers d’une danse désarticulée et intense, joue entre autres le rôle d’une Bête rugissante. Au fur et à mesure, parviennent quelques clés pour mieux comprendre les personnages de l’histoire, à commencer par Atlante, incarné par le ténor Mark Milhofer. Se délectant de son rôle de méchant manipulateur, il trouve son apothéose au cours de la deuxième scène de l’acte III, pendant laquelle il implore en passant d’une voix un peu granulaire, restant même dans les aigus en voix basse de poitrine comme symbole de la vilénie, à celle douce et ronde d’un ténor qui reste audible même quand il ne chante pas fort.
Face à Atlante, les deux grands protagonistes qui se révèlent à l’histoire sont Bradamante et Ruggiero. Bradamante, par la chanteuse soprano Deanna Breiwick, est habillée comme une prisonnière américaine au traditionnel uniforme orange. Ruggiero, par le ténor suisse Fabio Trümpy, porte l’uniforme caractéristique du livreur de colis à l’américaine, casquette en prime. Deanna Breiwick, qui joue aussi le rôle de l’Allégorie de la Peinture, tient une voix de soprano particulièrement à l’aise dans les hauts registres, équilibrée dans les autres. Pas des plus puissantes parmi les voix de cet opéra, elle tire plutôt sa force d’une intelligibilité du texte, d’une maîtrise d’un vibrato qu’à raison elle ne met pas trop en avant, et d’une grande faculté à incarner le personnage de Bradamante.
Quant à Fabio Trümpy, dont le talent d’acteur est au moins égal à celui de Deanna Breiwick, il se distingue par une plus grande puissance de ténor lyrique. Il trouve en toute circonstance un bon placement sonore, tient et soigne ses fins de phrase, et, même dos au public, projette le son de sa voix expérimentée dans l’espace comme le discours d’un honnête homme dans une soirée mondaine.
Face à ce duo dramatique, qui rappelle quelque peu Roméo et Juliette, un autre rôle, au contraire léger, est attribué au contre-ténor polonais Kacper Szelążek. Jouant un Nain, mais surtout le rôle du débauché Prasildo, il surprend énormément par sa capacité à rendre crédible ce rôle théâtral, mais surtout par la puissance de sa voix et par la limpidité d’articulation de son texte.
Avec son bas de jogging rouge et son chapeau, le rôle d’Alceste, interprété par le ténor André Lacerda, a comme un air de ressemblance avec l’apparence du chanteur Zucchero. Sa voix de ténor, juste, un peu gutturale, semble moins puissante en comparaison avec celle d’Arianna Vendittelli, qui joue le rôle d’Angelica. De par un timbre chaud de soprano dramatique, elle apporte en effet la rondeur qui, combinée à la clarté du timbre de Deanna Breiwick, forme un duo puissant Angelica/Bradamante.
Signe de la profusion des personnages dans l’opéra romain de Rossi, plusieurs chanteuses ont un rôle très énigmatique et secondaire, comme la soprano pourtant lyrique Lucía Martín-Cartón avec les rôles d’Olympia et de la Musique, idem pour la soprano plutôt dramatique de caractère Mariana Flores, au timbre rond et au vibrato rapide avec le triple rôle de Marfisa/La Magie/Doralice, la soprano Gwendoline Blondeel au timbre un peu similaire à celui de Mariana Flores, quoiqu’un peu plus clair, qui, comme Arianna Vendittelli, maîtrise le chant en position allongée avec le rôle de Fiordiligi/La Poésie.
Les rôles finalement anecdotiques dans l’intrigue côté chanteurs ne sont pourtant pas en reste côté interprétation. Incarné par le baryton Victor Sicard, le rôle d’Orlando est un peu aussi une drôlerie : arrivé dans Le Palais enchanté pendant l’acte I, il réapparaît dans un amusant duel à trois, aux pistolets au lieu d’épées, avec la basse, un peu légère en puissance, interprétée par Grigory Soloviov dans le rôle de Sacripante et le ténor Valerio Contaldo dans le rôle de Ferrau. Ces trois puissantes voix, aux élans virils des chevaliers se battant pour Angelica, forment en quelque sorte une distraction à l’intrigue principale.
Enfin, pour ce qui concerne les voix solistes, le baryton lyrique Alexander Miminoshvili, avec le rôle de Mandricardo, d’une voix assez puissante, sans trop pousser, un peu dosée de vibrato, se retrouve quelque peu isolé de l’histoire mais, convainquant, à l'acte II, alors qu’il est mis en scène dans une salle d’attente d’aéroport.
Après plus de 3 heures 15 de spectacle, et cinq bonnes minutes d’applaudissements appuyés, l’orchestre, les chanteurs et chanteuses, ainsi que le Chœur de l’Opéra de Dijon et le Chœur de chambre de Namur, reprennent sans hésiter et avec une même énergie le finale de l’opéra : une source de fierté l'inspirant comme toute cette production de re-re-création d'un opéra, oublié depuis près de quatre siècles.