Le Couronnement de Poppée à Genève
Les portes du théâtre s'ouvrent au public un peu tardivement, mais le spectacle commence à l’heure prévue. Le Directeur salue les efforts consentis par le personnel de la Ville de Genève, qui a rendu possible ce spectacle, alors qu’il y avait journée de grève (et le public, dont le parterre est rempli au trois-quarts, applaudit la démarche).
Cet opéra mythique qu’est Le Couronnement de Poppée (qui sera aussi notamment rejoué à l’occasion du Festival Opératique de Vicenza avec la même troupe à la fin du mois) suppose un ancrage historique dans la Rome Antique et musical au tout début de l’ère baroque. Les costumes, préparés par Anna Biagiotti, placent cependant les personnages sur une époque plus proche des années 1920 et la scénographie, orchestrée par Andrea Tocchio, promet un univers intriguant par sa très large et incurvée estrade blanche au design complexe (à jardin repose un grand miroir de forme ovale déformant, et à cour , deux trônes dorés). Devant l’estrade, de gauche à droite, un clavecin, un sofa, un autre clavecin, une arche, comme pour un jardin, un orgue positif. Tout au long de l’opéra les violonistes se déplaceront à gauche, à droite, en haut, en fonction des nécessités scénographiques.
Les musiciens s’accordent sur scène, pendant que deux femmes de ménage, aux costumes clairement stéréotypés, dépoussièrent les accessoires et le mobilier. Stratégie astucieuse de la part de la mise en scène pour introduire sur le plateau, l’air de rien, les premières chanteuses. Dans ce premier rôle (ouvrant l'opéra) d’allégorie de la Fortune, la soprano Silvia Frigato, au timbre assez doux et clair, et dosant peu de vibrato, commence les hostilités, critiquant l’allégorie de la Vertu, incarnée par Luciana Mancini. Cette dernière donne le change puis chante surtout opportunément le rôle d’Ottavia, un des rôles-clés de l’opéra. Symbole de la dignité devant l’adversité, confirmée par un chant dans la simplicité et la chaleur d’un timbre de mezzo-soprano moelleux, qui se diffuse aisément dans l’espace du théâtre, elle laisse derrière l’exil du personnage un silence pesant.
Quant à Silvia Frigato, elle interprète aussi les rôles un peu secondaires de Damigella et Venere, ce qui lui permet d’accompagner le jeune Jakob Geppert, dans sa grande performance en Amour et Valetto. Ce chanteur déjà visiblement populaire au sein de la troupe et auprès du public fait sourire plus d’une fois l'assistance. Sa performance est théâtrale et plutôt espiègle dans son rôle d’Amour sachant se conjuguer à une performance musicale qui, quoique parfois imprécise en hauteur de notes, finit toujours bien accordé en fins de phrases. Le public genevois pardonne aisément l’imperfection et l'acclame à la fin du spectacle.
Parmi cette troupe, le rôle de Sénèque, autre personnage digne, rationnel et droit de l’histoire, est interprété par la basse Gianluca Buratto avec le timbre sombre et généreux d’un chanteur qui offre sa voix intelligible au public jusqu’au fond de la salle, comme un moteur de Rolls-Royce. Son expérience de chanteur d’opéra Verdien aidant beaucoup, il apporte un contraste saisissant vis-à-vis de son camarade de jeu le contre-ténor Valer Sabadus. En effet, celui-ci en costume à la David Bowie qui joue Néron, choisit l’ambiguïté d’un cœur plutôt que la stabilité de la raison, balayant, d’une voix faussement fragile, mais d’une puissance, d’une capacité respiratoire et d’un vibrato dévastateurs, toutes et tous celles et ceux qui l’empêcheront d’épouser Poppée.
La soprano Jeanine de Bique prend le rôle de Poppée, et démontre notamment par plusieurs longs airs avec Néron, que son personnage et sa voix peuvent être tour à tour sensuels et puissants, fusionnant à de nombreuses reprises avec la voix de l'Empereur pour ne faire qu’une.
Ottone, prétendant éconduit par Poppée par intérêt, est incarné par le contre-ténor américain Reginald Mobley. La voix est juste et pesée, la diction précise et équilibrée. Le personnage trouve finalement sa moitié dans le personnage de Drusilla, incarnée par la soprano catalane Núria Rial. Elle semble équilibrer ce couple naissant d’une voix naturellement puissante, et d’un vibrato léger.
Les trois voix secondaires, mais loin d’être invisibles de Peter Harvey, le baryton qui tient le rôle de Mercurio, des ténors Thomas Walker et Francisco Fernández-Rueda, en Lucano et Liberto, donnent un peu de légèreté à cette ambiance tourmentée. Mercurio, d’une voix de baryton au timbre rond et à la puissance moyenne, donne la réplique à Liberto, dont la haute théâtralité du personnage compense un peu les quelques faiblesses de justesse de ton. Lucano, qui forme également un duo, mais surtout avec Néron, est très queer, et se manifeste par une voix qui ne force pas : il sonne riche en timbre, comme s’il avait encore quelques chevaux sous le capot disponibles si nécessaire.
À la fois véhicule de tête et voiture-balai, à la fois maître et instigateur de l’intrigue, fourbe et haut en couleurs est le rôle d’Arnalta et de la nourrice. Le ténor écossais Stuart Patterson paraît à l’aise avec ces personnages à la personnalité forte et assumée. Jouant de sa voix, du ridicule de timbres imités, de ses différents costumes de travestis, il assume sa présence scénique, théâtrale et musicale assez nettement. Ses différentes interventions, avec un timbre très riche et une diction impeccable, rendent finalement visible le fil conducteur de cet opéra.