Carmen : l’Opéra de Massy mène l’enquête
La soirée s’ouvre sur un bref prologue qui donne le ton : Don José vêtu d’une camisole fait face à un psychiatre. Ici, Paul-Émile Fourny fait référence au roman et au film Shutter Island, en commençant par la fin de l’histoire. Le rideau se lève sur une scène de crime qui laisse entrevoir la tragédie à venir. Le décor est inspiré d’une ancienne église devenue Théâtre Moriconi de Jesi où Carmen et ses comparses sont actrices, costumières ou maquilleuses, vapotant leur cigarette électronique et sirotant leur soda en canette. Quant aux soldats, ils sont ici policiers et enquêtent sur un meurtre. Don José tient le rôle de l’inspecteur lorsqu’il arrête la Carmencita et qu’il se laisse envoûter par ses charmes d’actrice. Les costumes de Giovanna Fiorentini placent l’intrigue à l’époque moderne : les policiers portent des tenues très actuelles, Carmen et ses comparses portent des vestes en cuir, Lillas Pastia est un barman tatoué. A l’opposé, Don José a plus des airs de Colombo et Micaëla rappelle le style pincé des années 1950 (et ses valeurs traditionnelles). Les dialogues sont également mis au goût du jour et sont adaptés au nouveau contexte de la mise en scène.
La Carmen d’Ahlima Mhamdi est plus que convaincue : la gestuelle sensuelle se mêle aux regards intenses, tantôt amoureux, tantôt assassins. La mezzo met également sa voix au service de son jeu et puise dans la rondeur de ses mediums pour réchauffer son timbre. Grâce à sa diction impeccable et à sa projection, elle ressort du plateau vocal avec aisance. Dans les graves, elle n’hésite pas à recourir à une voix de poitrine proche du parler, gorge serrée, qui tranche avec ses envolées éclatantes.
Thomas Bettinger porte le trench coat typique de l’inspecteur de série policière. Contrairement à une Carmen indomptée et entière dès la première note, Don José est bien plus en retenue sur la première moitié de l’action. Le timbre reste toujours clair mais semble un peu sur la réserve, ce qui lui procure une certaine douceur qui se fissure lorsqu’il commence à se montrer violent avec Carmen. A mesure que le personnage perd la raison, Bettinger gagne en volume ce qu’il perd en précision de diction.
En Micaëla, Gabrielle Philiponet semble d’abord presque timide mais s’envole dès le premier duo avec Don José. Le phrasé est irréprochable bien que les vibratos larges noient les voyelles et entravent parfois la compréhension du texte. Néanmoins le public salue chaleureusement son lyrisme déployé au début de l’acte III.
Dans un tout autre registre, l’autre soprano du plateau est Léonie Renaud en Frasquita : la largesse du timbre de Philiponet laisse place à la délicatesse d’aigus aiguisés et légers, tout en nuances. Sa comparse Mercedes est incarnée par Violette Polchi qui compose la deuxième entité d’un duo équilibré et complice. La mezzo-soprano propose une voix légèrement cuivrée et de très beaux graves.
Le baryton Christian Helmer se fait le reflet des acteurs qui défilent sur les écrans de cinéma : cheveux longs et chapeau porté avec juste ce qu’il faut de négligence. Ici Escamillo n’est pas Toreador mais acteur lorsqu’il remplace Don José dans les pensées de Carmen. Helmer est large dans ses graves, toujours suave et son vibrato est léger. Le timbre légèrement voilé par moments, il crée un parfait équilibre en duo avec Thomas Bettinger.
Côté basses, Zuniga est incarné par Jean-Vincent Blot, commissaire lubrique. La voix rassurante devient grasse lorsqu’il tente de séduire Carmen sans perdre en clarté. Lionel Peintre et Kaëlig Boché sont respectivement le Dancaïre et le Remendado, duo complice et harmonieux chargé du comique sur scène. Si le premier projette plus, le second a le timbre plus métallique. Enfin, Jean-Gabriel Saint-Martin est un Moralès présentant de nobles graves.
Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra de Massy est un tapis musical irréprochable. Chaque famille et chaque instrument vient raconter une partie de l’histoire, jusqu’au triangle qui résonne avec aisance. De sa baguette, le chef Dominique Rouits essaie plutôt à plusieurs reprises de calmer les ardeurs du Chœur et Jeune Chœur de l’Opéra de Massy qui se laissent emporter et avancent sur le tempo. La qualité du chant reste néanmoins très pointue et le jeu convaincant. Les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ne souffrent pas de justesse mais manquent un peu de souffle pour parvenir à la fin des phrasés de la Garde montante.
L’Opéra de Massy ouvre ainsi sa saison avec une salle comble qui ne cache pas son plaisir de retrouver l’une des pages les plus célèbres de l’opéra français.