Idoménée, sauvetage à l’Opéra de Lille
Ce dimanche 26 septembre 2021, une salle comble s’apprête à (enfin !) découvrir l'œuvre, quand Caroline Sonrier, Directrice de la maison, annonce que le début du spectacle est retardé de trente minutes. La cause de ce retard, sur toutes les lèvres, est bien celle tant redoutée : la soprano Chiara Skerath (incarnant Ilione), souffrante, vient d’être testée positive au Covid-19. En une demi-heure sous haute tension, l’ingéniosité des artistes et la responsabilité des équipes de production est mise à contribution afin de proposer tout de même le spectacle au public venu en nombre.
À la scène comme à la fosse, le leitmotiv du dédoublement revendiqué par Alex Ollé est ainsi encore multiplié, y compris sous une forme concrète : Eva Zaïcik et Hélène Carpentier assurent à elles deux, outre leurs rôles respectifs de Vénus et Électre, la doublure vocale en interprétant les parties d’Ilione (ce sera plus tard la soprano Lucy Page qui l’assumera). À cette triple prise de rôle s’ajoute une surprise, et non des moindres, tant pour le public que pour la principale intéressée. Pour donner corps à cette Ilione absente, Susana Gómez, assistante à la mise en scène, est propulsée sur les planches. Parée des atours de la princesse troyenne, elle assure la doublure théâtrale avec assurance et mérite de chaleureux applaudissements. De la même manière, les trois interprètes suppléantes font preuve d’une adaptabilité remarquée tout en maintenant l’excellence vocale et théâtrale de rigueur. Les airs d’Ilione se caractérisent par les mouvements changeants de l’orchestre et une complexité émotionnelle qu’elles savent tour à tour déployer. En bonne garante de cette unité d’ensemble, Emmanuelle Haïm se place dans une posture aidante et favorise la cohésion entre solistes et orchestre d’une main de maestra, d'autant que toutes et tous ont remis le masque pour chanter.
Hormis ces changements inattendus, la production se déroule sans anicroche et le public peut apprécier la fable sacrificielle de Campra avec son livret de 1712. La relation duelle, l'allégeance des personnages aux déités est traduite de manière littérale mais non moins efficace par les costumes de Lluc Castells : les tandems Electre / Vénus puis Idoménée / Neptune sont parés de tenues et de crinières identiques. Cette apparente gémellité où le spectateur ne sait dire qui du dieu ou de l’humain incarne l’autre, ne rend que plus flagrants les conflits intérieurs auxquels les héros sont confrontés. Tout est mis en œuvre pour rappeler que dans le registre tragique, les humains n’ont pour volonté propre que celle insufflée par les dieux. De plus, ce parti pris ouvre la voie à des scènes dantesques, oniriques, et plonge le spectateur dans une constante hallucination. L’ultime scène, le parricide où Idoménée perd la raison face à Neptune et Némésis, est l’empreinte visuelle qui clôture le drame de manière implacable, au-delà de la puissance des mots du livret.
À la manière des peintres romantiques, Alex Ollé et Alfons Flores (scénographie) dépeignent les paysages intérieurs des personnages au prisme de l’environnement qui les entoure. Dans ce palais des courants d’air, décor vacillant, tout en transparence, se déchaînent à la fois cataclysmes divins, guerriers et émotionnels. Les projections vidéo sont en cela un puissant subterfuge stimulant l’enfermement aux confins du palais, la suffocation de la noyade, mais aussi l’espace d’une myriade étoilée après l’orage. L’éclairage d’Urs Schönebaum nimbe le tout d’une obscure clarté qui achève le tableau.
Au-delà des aspects scéniques très attendus, la version intégrale du spectacle ouvre un espace de déploiement à des personnages laissés pour compte dans la version librement adaptée l'année dernière. Ce fut le cas d’Electre (Hélène Carpentier), ce personnage pétri d’ambivalences, relégué au second plan dans Le Retour d’Idoménée. La jeune interprète est ici piquée de l’élégance furibonde faisant l’essence du personnage, en dépit de l’anxiété générée par cette prise de rôle-et demie inattendue. Des circonstances probablement à l’origine d’un vibrato sous tension, qui associé aux inflexions nerveuses de sa ligne vocale, traduisent toutefois cette Electre survoltée, tant dans la hardiesse de la rage que des élans amoureux. Le soliloque de la fin du premier acte "Fureurs ! Je m’abandonne à vous Eclatez, servez ma vengeance !" offre à la jeune soprano une démonstration de l’amplitude de sa tessiture avec des aigus éclatants et aisés.
Les divertimenti de la partition originelle ne sont plus un prétexte à la mise en scène des déités, mais de véritables temps forts et grandes scènes de ballet où les gestes chorégraphiques originaux des danseurs de Dantzaz sont très divers (le voguing notamment, inspiré de la culture ball). L’anachronisme entre chorégraphie et partition crée une effervescence palpable au cœur de laquelle s’épanouit Victor Sicard, sous les traits espiègles de la Jalousie. En corset et porte-jarretelle, ou dans l’uniforme de Némésis, le baryton séduit l’auditoire de son timbre boisé.
Responsable du chaos, Eva Zaïcik s’empare du rôle de Vénus et y appose son timbre velouté, déployant tout le soutien nécessaire à un phrasé sensuel. La mezzo-soprano fait preuve d’une puissance vocale qui semble ne jamais faiblir. Malgré la fatigue, sa capacité de projection reste puissante et son phrasé modelé, impérieux.
Le baryton Yoann Dubruque porte à lui seul l’étoffe de deux divinités, Eole et Neptune. Il s’illustre par sa capacité à proposer deux interprétations différenciées : faisant sensation dans les premières minutes du premier acte sous les traits d’Eole, il est méconnaissable en Neptune, tant par l’artifice des costumes que dans sa posture théâtrale.
De retour au plan humain, Tassis Christoyannis campe Idoménée, malmené des cieux. La profondeur caverneuse de son timbre plonge le spectateur dans la tourmente et déchaîne les cataclysmes, portés par la musique de Campra. Les lignes poétiques du livret sont très déliées et il s’approprie les récitatifs de manière émouvante, afin de porter l’intensité dramatique à son comble pour la scène des retrouvailles avec Idamante, ses suppliques à Neptune. Au paroxysme de son affrontement avec Ilione, il arbore les traits de l’homme profondément jaloux, prêt à sacrifier son fils sur l’autel de l’orgueil. Son jeu d’acteur et la musicalité de l'instant -un mode majeur éclatant- donnent l’impression d’assister à une invocation maléfique.
L’Idamante de Samuel Boden paraît très jeune, un brin gringalet face au patriarche et à l’ordre cosmique qui scelle son destin. Sans une once d’agressivité, y compris dans les moments où il le devrait, il se fait agneau face à la jalousie d’Electre, qui menace de mettre fin à ses jours. Le chant du ténor s'exprime pourtant par la fluidité et l’authenticité de son interprétation (malgré des hauteurs plafonnantes au sommet de sa tessiture). Durant cette représentation, il se distingue aussi par son souci de mettre à l’aise sa partenaire de scène dédoublée de dernière minute, y compris dans les scènes de promiscuité physique les plus complexes (la mise en scène d’Alex Ollé n’épargne guère son public d’étreintes et scènes orgiaques).
Enguerrand de Hys laisse regretter sa courte présence. Le ténor s’illustre brièvement en tant qu’Arcas, confident d’Idoménée, par une technique irréprochable et la brillance de son timbre. De la même manière, la basse Frédéric Caton donne toute leur consistance à Arbas et Protée en dépit d’une apparition succincte.
Les artistes du Chœur d’Astrée agrémentent par ailleurs cette partition d'instants brefs, mais remarqués : Cécile Dalmon et Cécile Granger s’offrent un agréable duo de Bergères. Emmanuelle Ifrah est une Troyenne émouvante au premier acte qui l'affirme : “non, non jamais de liberté quand c’est l’amour qui nous enchaîne”.
Cette représentation d’Idoménée démontre la synergie artistique face aux aléas et ouvre une nouvelle saison de résilience à l’Opéra de Lille. Même une pandémie et deux confinements n'auront pas fait tomber Idoménée qui sut résister à cinq dieux, un monstre marin et diverses tempêtes.