Rinaldo enchante Rennes
Le Théâtre de Rennes, par sa taille, sa salle dite à l’italienne, son infrastructure (ateliers de décors et costumes sur place), son orchestre baroque en résidence est un lieu dévoué à "fabriquer l’enchantement" voulu par Haendel lors de la création de Rinaldo à Londres en 1711, ici recherché par la metteuse en scène Claire Dancoisne.
La Directrice de la compagnie dunkerquoise La Licorne utilise tout un arsenal de moyens pour s’approprier l’univers spectaculaire et chevaleresque de la partition qui est celui de la Jérusalem délivrée du Tasse, source d’inspiration du livret originel. Dès le début du spectacle, des ombres chinoises (un animal fourbu, un chevalier à la démarche cassée portant un drapeau, une armée miniature en action) transportent dans l’Orient fantasmé des Croisés. Des marionnettes de soldats en armure faisant référence à l’opéra dei Pupi (théâtre de marionnettes) sicilien est une autre allusion à la littérature chevaleresque. De hauts châssis évoquent la perspective d’un théâtre baroque où sont projetés branchages ou étoiles pour des passages plus poétiques.
De grands animaux mécaniques (poisson à la terrifiante mâchoire prêt à engloutir le chef d’orchestre, dragon ailé crachant de la fumée) véhiculent les méchants, des créatures hybrides à têtes d’animaux et des furies interprétées par les comédiens Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornille formant tout un bestiaire comme sorti d’une toile de Jérôme Bosch. Un cheval à roulettes aux allures de Rossinante désarticulé devient la monture de Rinaldo. Un majestueux arbre en métal figure la montagne puis le palais de la maléfique Armida où sont retenus Almirena et Rinaldo.
L’intérêt ne retombe jamais, Claire Dancoisne parvenant scène après scène à communiquer au spectateur son propre éblouissement devant l’œuvre. Les costumes imaginés par Elisabeth de Sauverzac sont en adéquation comme ceux extravagants, rouges et noirs agrémentés de détails gothiques, coiffures hérissées, masques étonnants conçus par Martha Romero sans oublier les lumières d’Hervé Gary, soit utilisées en clair-obscur, soit en faisceau grandissant et magnifiant le héros.
Cependant, emportée dans un tourbillon d’effets, la metteuse en scène laisse un peu de côté la psychologie des personnages. Soit elle les réduit à des archétypes, soit elle se défausse dans les moments où l'affect est à son maximum, à la faveur d’un effet comique ou parodique : les amants chantent leur duo d’amour sous une boule à facettes style disco micro à la main, accompagnés d’hommes-oiseaux en guitaristes de rock, Armida exprime son dépit amoureux (« Ah! Crudel ») en caressant deux hyènes qui lui font essayer des robes pour prendre l’apparence d’Almirena ou encore ces mêmes hyènes sortent une tronçonneuse et un bidon de kérosène au moment où elle ordonne la mort de Rinaldo. Heureusement, dans « Cara sposa », sans effet ironique de ce genre, le moment devient bouleversant : Rinaldo seul sur scène chante son amour perdu suite à l’enlèvement de sa bien-aimée, sa silhouette est alors progressivement effacée par des éclaboussures noires pour traduire cet état d’effritement lorsque l’essentiel est perdu.
L’enchantement est également sur le plateau, d’une grande qualité, intégralement français avec des voix qui ont mûri le texte et l’interprétation depuis ces trois années écoulées. Le rôle-titre est à nouveau confié au contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian. Il incarne à la fois un chevalier fougueux et un amoureux sensible. Dans « Cara sposa », il affirme d’emblée sa technique par une grande "messa di voce" (conduite de voix) et une puissance contrôlée. La voix est touchante de naturel et d’opulence. Les vocalises fusent avec naturel et fluidité, le souffle ne se relâche jamais, tout en manœuvrant son cheval mécanique qu’il chevauche fièrement : il dialogue avec la trompette dans un effet saisissant d’imitation mutuelle par la richesse de son timbre. Sa prestation a ainsi gagné encore en présence scénique, en charisme, en intensité, certainement liée à l’interprétation dramatique et tragique du personnage de San Giovanni Batista dans l’oratorio de Porpora qui lui a été confiée peu après ce rôle.
Face à lui, l’Argante de Thomas Dolié est tout aussi captivant : il donne corps et vaillance à son personnage orgueilleux de pouvoir et de vengeance avec une voix mordante, brillante et bien ancrée, développant avec puissance un timbre cuivré pour donner la réplique aux trompettes. Ses graves sonores impressionnent tout comme ses vocalises. Il est tout aussi crédible dans les passages d’épanchement amoureux où il fait preuve d’un timbre plus nuancé et humanise ainsi son personnage.
L’Armida d’Aurore Bucher fait trembler la salle à son premier rugissement dès « Furie terribili ». Elle chante son plan (éliminer Rinaldo) avec des vocalises doublées par le hautbois d’une précision immuable, dévoilant une voix de colorature la rendant crédible dans son rôle de cruelle magicienne.
Face à elle, sa rivale, la douce et émouvante Almirena est interprétée par la voix bien ancrée au timbre clair de la soprano Emmanuelle de Negri. Attendue dans « Lascia ch'io pianga », elle privilégie une interprétation tout en retenue sans vibrato excessif, un phrasé soigné et respectueux de l’écriture propre aux lamentos avec soupirs (une des caractéristiques de l’écriture de Haendel) et un pianissimo conclusif d’une belle intensité. Sa voix se mêle de façon très harmonieuse et équilibrée à celle de Paul-Antoine Bénos-Djian en duo et elle peut aussi être plus combative dans les airs de bravoure où elle fait entendre une voix agile qui vocalise avec précision.
Enfin, le rôle du légendaire Chevalier Godefroy de Bouillon (Goffredo), père d’Almirena et compagnon de Rinaldo, est confié à la mezzo-soprano Blandine De Sansal, la seule à ne pas être issue de la distribution d'origine. Même si la voix au timbre chaud est vibrante et le phrasé soigné, son personnage manque d’autorité avec une ampleur vocale et une densité moins convaincantes qu'attendues.
Le dernier enchantement de cette production se trouve en fosse avec l’orchestre du Banquet Céleste sous la direction de Damien Guillon. Un orchestre qui est galvanisé dès l’ouverture par cette musique avec des pupitres aux couleurs variées, tantôt flamboyantes, tantôt plus sombres, des sonorités choisies aux moments-clés auxquelles s’ajoute la vélocité du clavecin et des trompettes éclatantes. Mais surtout, le chef établit une connivence avec ses musiciens comme avec le plateau vocal. Lui-même chanteur, il sait gérer au mieux les récitatifs et adapte ainsi en permanence le jeu orchestral ou du continuo avec la voix des solistes. Sans temps mort, tout s'enchaîne avec fluidité, cohérence et dextérité.
Un triomphe accueille à nouveau cette production, les solistes sont longuement ovationnés tout comme le chef et la metteuse en scène par un public enchanté et ravi de revenir à l’opéra après une longue interruption.