Beethoven Celtique avec Sir Bryn Terfel
En 2019, la Philharmonie de Paris proposait un concert intitulé Celtic songs dédié aux neuf mélodies irlandaises d’Hector Berlioz dans une version réorchestrée par un compositeur contemporain (Arthur Lavandier) mêlant à l’orchestre classique gigues et airs traditionnels avec instruments irlandais. Dans une démarche similaire, l’Orchestre National de Bretagne choisit comme point de gravitation des mélodies irlandaises, écossaises et galloises arrangées par Beethoven pour construire ce concert autour de ses liens avec la musique celte.
Le concert s’organise autour de la 7ème Symphonie, chaque mouvement introduisant une partie consacrée à une région celte (Irlande, Ecosse et Pays de Galles). A l’époque de Beethoven, selon Marc Feldman, administrateur de l’ONB, il était en effet rare de jouer la symphonie d’un trait : elle était entrecoupée de chants, danses, contredanses entre les différents mouvements.
Dans cet esprit, la symphonie est rythmée par des compositions de Benoît Menut intitulées Omaggio et par des Lieder que Beethoven composa à partir de chansons irlandaises, écossaises et galloises, réorchestrés (l’arrangement original étant pour trio) par Pierre Chépélov et Benoît Menut pour une formation symphonique identique à celle de la 7ème symphonie mais avec également des instruments traditionnels ajoutés comme le bodhran et la harpe. C’est donc l’ arrangement d’un arrangement puisque Beethoven n’a pas écrit ces mélodies mais les a collectées.
Trouvées à Vienne il y a une quarantaine d’années, ces partitions avaient attiré l’œil expert du musicien galicien Carlos Nuñez alors qu’il était en tournée dans la capitale autrichienne. C’est donc lui qui suggéra à Marc Feldman (dans les coulisses du Festival Interceltique de Lorient) de les orchestrer et de les confier à un chanteur lyrique. De fil en aiguille, le projet prit forme grâce à un duo gallois : le chef d’orchestre Grant Llewellyn et le chanteur lyrique Sir Bryn Terfel.
Le chef, récemment frappé par un AVC lui laissant une jambe ankylosée et un bras inerte dirige d’une main gauche tantôt ferme, tantôt gracile. C’est avec conviction qu’il conduit ses musiciens tout au long des morceaux, aussi bien la symphonie, les arrangements que les créations de Benoît Menut. Le discours musical est précis malgré l’acoustique sèche de la salle du couvent des Jacobins, et un dispositif anti-covid (instruments à vents derrière un plexiglass et distanciation) ne favorisant pas une homogénéité entre pupitres. La timbale bien affirmée a tendance à imposer un caractère martial notamment dans le finale. L’équilibre se fait davantage dans les créations de Benoît Menut : Omaggio, multiples, pensés en résonance avec les œuvres beethovéniennes. Le compositeur utilise ainsi le thème de la marche funèbre (deuxième mouvement) au rythme d'une noire suivie de deux croches pour l’inverser avec un rythme de deux croches suivies d'une noire. Ces pièces écrites à partir de brèves cellules mélodiques, rythmiques, harmoniques sont des réminiscences de la symphonie, se colorant de quelques allusions à la musique bretonne. L’orchestration est diversifiée, soit compacte, soit légère, plus personnelle avec des effets aux percussions (carillon, bâton de pluie, marimba) pour suggérer des paysages sonores. Les deux arrangeurs ont aussi travaillé avec Carlos Nuñez pour le choix et l’enchaînement des morceaux afin de respecter au mieux les tonalités des instruments. Une sincérité expressive se ressent dans cette orchestration, plus qu’une recherche d’authenticité.
Dès la première mélodie, Out bugles son truce (nos clairons ont sonné la trêve) la main sur le cœur, Terfel incarne le bon soldat de sa voix puissante et de son vibrato intense. Il doit cependant faire face à une trompette en doublure un peu trop claironnante, obstacle qu’il franchit cependant sans difficulté grâce à une excellente projection. Rejoint par Carlos Nuñez, ils entament une danse endiablée : la flûte virtuose du korrigan dialogue avec la voix intense du chanteur dans la deuxième mélodie irlandaise Come draw we round a cheerful ring (venons et formons tous une ronde joyeuse). L’articulation est impeccable, la voix se déploie sur toute la tessiture avec aisance et grande homogénéité.
Dans la partie écossaise, le choix se porte sur deux poèmes de Walter Scott. Dans Sunset, Terfel exprime la douceur avec des aigus parfaitement maîtrisés en voix mixte, installe avec l’orchestre une atmosphère rêveuse que suscite ce coucher de soleil. Il s’accapare immédiatement le texte, le récit, pour installer une émotion. Ainsi le vibrato s’atténue-t-il rendant le timbre plus incisif pour exprimer la froideur qui règne alors sur les landes après les derniers rayons du soleil. Mais c’est dans le récit du Massacre of Glencoe qu’il atteint l'acmé sans nul excès, nul emportement pour décrire ce récit glaçant (le massacre de tout un village écossais sur ordre du Roi d’Angleterre). Il privilégie la sobriété, la dramatisation par la couleur vocale (et non la puissance) l’expression scénique, la diction, la conviction. La mélodie plaintive de l’ocarina joué par Carlos Nuñez associée à une orchestration adéquate renforce l’émotion.
Après la tragédie, place aux réjouissances avec Oh sweet were the hours (oh, douces furent les heures) et Terfel / Bacchus chante l’ivresse, le vin « ami de mon cœur » sourire en coin, ton humoristique avec des effets entre aigus rayonnants et mediums veloutés. Enfin, la voix se teinte de couleurs plus sombres pour narrer l’amour tragique d’Henry et de sa douce dans The vale of Clwyd (la vallée de Clwyd), en dialogue avec la douceur de la flûte de Carlos Nunez.
Quel que soit le débit du texte, la compréhension est parfaite grâce à l’impact des consonnes et la lumière des voyelles, les muscles malléables du visage. Il restitue cette musique avec une intensité saisissante. La narration se fait vibrante et suit les contours des textes abordés, entre sobriété, humanité, nostalgie et joie.
C’est un public conquis et enthousiaste qui se lève d’un seul bloc pour acclamer longuement les artistes. Afin de finir de convaincre du lien entre Beethoven le symphoniste et Beethoven le celte, le chef d’orchestre propose en bis une chanson irlandaise écrite en même temps que la Septième : « Sauvez moi des personnes trop sérieuse ». Une nouvelle façon de briser les codes d’un concert classique.