La Force du destin de Verdi en ouverture de saison à l’Opéra de Liège
Pour débuter sa saison lyrique qui met de nouveau à l’honneur le bel canto, et notamment le compositeur Giuseppe Verdi, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, sous la nouvelle Direction générale et artistique de Stefano Pace, propose l’intense et saisissant mélodrame La Force du Destin. Le public liégeois, si longtemps privé de spectacles en salle (mais pas en ligne), s’en montre évidemment heureux. Il le découvre dans la version scénographique de Gianni Santucci, qu’il connait déjà bien. En effet, celui-ci fut à de nombreuses reprises l’assistant de Stefano Mazzonis di Pralafera, metteur en scène et précédent Directeur général et artistique de l’Opéra de Liège qui tragiquement et récemment n’a pu vaincre un cancer fulgurant. Son fidèle disciple replace l’intrigue dans la période de la Première Guerre Mondiale, plutôt que lors de la Guerre de succession d’Autriche sans doute moins parlante au spectateur contemporain. S'il effectue une toute petite modification de livret (une phrase du chœur dans l’acte II dit « allemands » au lieu des « autrichiens »), c’est surtout grâce aux costumes signés Fernand Ruiz que le spectateur peut se situer dans cette période historique. Face aux difficultés techniques qu’imposent les sauts dans le temps et l’espace de l’intrique, il propose, en collaboration avec le scénographe Gary Mc Cann, d’ingénieux changements de décors, tous très beaux et souvent riches de détails (dans la grande tradition de la maison).
Ainsi, sans que le rythme du spectacle ne puisse en souffrir, la sombre salle de la demeure du Marquis de Calatrava disparait dans les profondeurs comme écrasé par un mur de briques qui dévoile la terrasse d’une auberge, remplacée par la suite par le portique du couvent de la Madone-aux-Anges qui descend avec une étonnante légèreté depuis les hauteurs des cintres. Sublimées avec subtilité par les lumières d’Alex Brok, certaines scènes sont photographiquement très belles. Grâce à cette scénographie esthétique et ne forçant pas l’imagination du spectateur, les artistes ont l’entière liberté d’exprimer les émotions que dégage cette œuvre.
Dans le rôle principal féminin, Leonora, le public se montre émerveillé par la soprano María José Siri grâce à l’intensité de son expressivité et de son incarnation de la douce Donna Leonora di Vargas. Elle y parvient par son timbre chaleureux éclairé de ses aigus ciselés et bien projeté par son vibrato ample et équilibré. Si toutes ses interventions convainquent, son air "Pace, pace, mio Dio!" reste comme souvent le plus gravé dans les cœurs. Lors des saluts, elle ne peut cacher son enthousiasme de revivre la scène et de retrouver la chaleur du public, enthousiasme également touchant et partagé.
Don Alvaro, son amant passionné et culpabilisant d’avoir accidentellement tué le père de celle qu’il aime, est interprété par le ténor Marcelo Álvarez. Son timbre vaillant semble être avant tout au service de son jeu scénique plutôt que de sa sensibilité émotionnelle. Lors de l’acte I, son chant se fait plutôt rude, à l’image sans doute de son personnage renvoyé à des origines roturières, avec une ligne vocale peu souple surtout par ses fins de phrases appuyées. Dans l’acte III, systématiquement en avance sur l’orchestre, son air "Solenne in quest’ora" manque également de finesse, avec des à-coups et des portamenti, mais son jeu d’acteur, affirmé, et ses aigus poitrinés lui valent de beaux applaudissements.
Don Carlo di Vargas, frère vengeur incarné par le baryton Simone Piazzola fait entendre un timbre riche et d’une rondeur démontrant son admirable maîtrise du souffle. Il partage bien sa haine, subie à cause de son concept de l’honneur, jusqu'à l’acte final. Le grave de Michele Pertusi est également remarqué en Père Guardiano. Sa voix impérieuse correspond bien à son rôle de supérieur autoritaire, paternel et sage, bien que ses extrêmes graves pourraient être plus sonores encore.
Les autres personnages secondaires sont aussi dotés d’une partie vocale exigeante et flatteuse. Le Frère Melitone est interprété par Enrico Marabelli avec la prestance nécessaire à rendre sérieusement le ridicule de son personnage, tout en faisant entendre un timbre plein et bien projeté. La mezzo-soprano Nino Surguladze incarne la bohémienne Preziosilla, avec un timbre et une présence riches, affirmés et séduisants. L'assistance salue enfin la légèreté de la voix du ténor Maxime Melnik en Trabuco, l’assurance et la précision d’Angélique Noldus en Curra, ainsi que la présence de l’Alcade Bernard Aty Monga Ngoy. La brève intervention d’Alexei Gorbatchev, qui joue le rôle du pauvre mais tyrannique Marquis de Calatrava, fait entendre une voix sombre mais malheureusement peu compréhensible.
Sous la direction rigoureuse et attentive de Renato Palumbo, l’Orchestre de l’Opéra Royal se montre très vif. Les cordes sont fougueuses dès la célèbre ouverture dans des traits d’orchestre extrêmement propres, les bois font entendre des timbres particulièrement beaux et ensemble (notamment la clarinette à laquelle Verdi offre de multiples occasions de charmer, avec un timbre légèrement métallique qui magnifie des phrasés très conduits) et les cuivres éclatants. Si une sécheresse du son de l’ensemble attire d’abord l’oreille, elle s’y fait rapidement, avec la possibilité d’apprécier les moindres détails, grâce à une interprétation très nette et très équilibrée. Les musiciens continuent sur l'excitante lancée de cette introduction fort enthousiasmante, mais le chef veille aux équilibres et à ne pas couvrir le plateau. Le Chœur de l’Opéra Royal ne fait hélas pas preuve de la même énergie pétillante, sans effet de masse ni articulation très compréhensible. Mais, grâce à la préparation de leur chef Denis Segond, les artistes ne manquent pas d’homogénéité dans les parties piani, tellement accomplies qu'elles en deviennent parfois quasiment inaudibles.
Le spectacle (auquel contribuent également quelques numéros agréablement dansés par deux couples de danseurs) enchante ainsi pour plusieurs raisons d’importance : il ouvre une saison prometteuse, notamment pour les passionnés de bel canto, marque le début d'un nouveau mandat et célèbre les retrouvailles tant attendues du public avec le spectacle lyrique.