La Reine des neiges d'Abrahamsen, création française à Strasbourg
Bien qu’ayant le même titre et s’inspirant du même conte, l’œuvre d’Abrahamsen n’a pas grand-chose en commun avec le très populaire dessin animé de Walt Disney. Plus fidèle à l’œuvre originale, l’opéra voit s’enchainer 13 scènes, voyage initiatique (rappelant Alice au pays des merveilles par certains côtés) au cours duquel Gerda part à la recherche de son ami Kay (à prononcer « caille », ce qui est logique pour ce personnage frigorifié), retenu prisonnier par la Reine des neiges. À l’onirisme du livret, Abrahamsen ajoute la captivante poésie de la musique par la grande subtilité des lignes, délicates comme des flocons de neige, fines comme une couche de givre. Robert Houssart dirige la partition, riche en percussions (avec de belles pages pour xylophone, instrument rare à l’opéra) et qui requiert un large orchestre (85 musiciens ici placés sur scène) pour une musique très expressive, associant volontiers la mélancolie et l’humour, motifs mélodiques et sons stridents ou dissonants.
Les motifs entêtants rappellent la musique de Philip Glass (quoi de plus naturel pour une Reine des neiges ?), la structure des ensembles et les lignes vocales évoquent parfois Britten. La partition convoque des techniques vocales baroque et lyrique mais aussi du Sprechgesang (parlé-chanté). Le Chœur de l’OnR, masqué, participe des effets sonores de la partition pour incarner par exemple, par des sons martelants, les flocons de neige qu’affronte l’héroïne. Il démontre dans d’autres passages une belle harmonie d’ensemble.
La mise en scène de James Bonas et Grégoire Pont, reposant sur un dispositif d’animation vidéo, colle à la peau(ésie) de la partition : chaque inflexion de la musique transparait dans l’animation. Les images, très esthétiques, sont principalement symboliques, parfois plus illustratives. La scène est découpée par un grand rideau composé de chaînes métalliques (qui s’entrechoquent dans un doux bruit se confondant avec la partition), support de la vidéo. Comme dans L’Enfant et les sortilèges, production par laquelle le binôme de metteurs en scène s’est fait connaître à l'Opéra de Lyon, l’univers créé est ainsi féérique. Tantôt placés devant ce rideau, avec costumes et accessoires, tantôt visibles derrière par transparence, voltigeant parfois dans les airs, les personnages hauts en couleur ont des costumes évocateurs plutôt que littéraux.
Les surtitrages qui accompagnent ce spectacle restent superflus pour les anglophones tant la diction est soignée par l’ensemble de la distribution. Lauren Snouffer, qui fut doublure de Barbara Hannigan (pour qui le rôle fut écrit) dans Written on skin (comme le rappelait Alain Perroux dans l’interview publiée sur nos pages), incarne Gerda. Son timbre doux comme une neige poudreuse reste homogène sur un large ambitus très sollicité. Elle s’acquitte avec succès et précision des difficultés rythmiques de sa partition, mais aussi des défis techniques comme ces lentes vocalises, sinusoïdes parcourant les registres par des lignes escarpées qu’elle accompagne d’un geste de la main.
Rachael Wilson apporte sa fougue à Kay, ainsi que son intensité vocale transparaissant dans un fin vibrato. Son timbre est brillant et mordoré, son phrasé est soigné, même lorsque les lignes sont heurtées comme un champ de bosses dans la partition. La basse David Leigh incarne à la fois une Reine des neiges aux muscles saillants et le Renne qui se lie d’amitié avec Gerda, d’une voix sombre et corsée au timbre profond et noble. Helena Rasker se multiplie dans des rôles maternels (La Grand-mère, La Vieille femme, La Femme finlandaise), de sa voix enveloppante et chargée d’air, centrale et peu timbrée. Elle aussi parcourt un large ambitus, depuis des graves caverneux jusqu’à des aigus tranchants et parfois tremblants.
Le duo des corneilles et le couple princier forment un charmant quatuor, l’une des pages les plus puissantes de l’œuvre. Michael Smallwood, qui incarne une drôle et surprenante Corneille de forêt, offre la belle projection d’un ténor ténébreux. Le contre-ténor Théophile Alexandre (La Corneille de château) dispose d’une voix manquant certes de structure, mais parée d’un timbre épais et coloré. Floriane Derthe (La Princesse) peine d’abord à poser sa voix, mais elle s’appuie ensuite sur son long souffle et un timbre lumineux pour animer les ensembles de ses solides aigus, rondement vibrés. Enfin, Moritz Kallenberg (Le Prince) expose un ténor léger, bien assis et très couvert, son vibrato résonnant dans le fond de sa gorge.
Le conte s’achève par les retrouvailles des deux amis, dans la douce chaleur de l’été. La même chaleur se retrouve dans les applaudissements du public, qui exprime notamment sa satisfaction lors du passage du compositeur, présent en ce soir de première.