The Time of Our Singing, et les voix reprennent à La Monnaie
Singing might make more sense of life than living had to start with.” - Richard Powers.
L’opéra de Kris Defoort était originellement prévu la saison précédente. Aussi, après un an de patience, l'attente prend fin, laissant place à un Temps pour notre Chant. The Time of Our Singing offre à la maison-mère belge une réouverture de saison 2021-2022 toujours aussi politique. La dernière production de La Monnaie avait marqué les esprits avec une interprétation puissamment caustique et libertine de Tosca, en clin d’œil au Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini et de la notion d’impunité des puissants. Ici, The Time of Our Singing s’affirme avec une grande acuité autour de thèmes malheureusement toujours actuels, entre ségrégation raciale, antisémitisme et violences systémiques mais aussi de leurs thèmes miroirs d’une grande noblesse que sont la question-même de l’identité, des droits humains et de la liberté intellectuelle.
« À ma connaissance, il n’est pas si fréquent qu’un opéra contemporain soit à ce point ancré dans le présent tout en abordant autant de thèmes universels. » (Kris Defoort)
Porté en musique sous la baguette de Kwamé Ryan, The Time of Our Singing relate l’histoire d’une famille américaine "mixte" : une mère noire passionnée de musique, un père juif blanc et leurs trois enfants, dont l’héritage musical va se transformer en un talent particulier, notamment pour le fils Jonah et sa voix de ténor. Confrontés à un monde suprématiste, blanc et supérieur, chacun va trouver une voie à se frayer en plein mouvement des droits civiques. Si les grands axes narratifs du roman sont conservés, le livret de Peter Van Kraaij travaille la ligne temporelle du roman avec une chronologie implacable dont la trame historique aux rouages solides prend source à la rencontre des parents lors du concert historique de Marian Anderson sur les marches du Lincoln Memorial à Washington en 1939.
À travers l’histoire d’une famille étouffée par l’Histoire du XXème siècle, se dégage l'espace pour une musique puissante, fine et psychologiquement précise. L’opéra de Kris Defoort fait en effet exister l’opéra à travers la pluri-musicalité dans un temps où se croisent plusieurs histoires, plusieurs couleurs et patrimoines. Cette question de l’identité et du déracinement prennent forme dans une musique complexe et ultra-chromatique : opéra melting-pot, opéra à l’image d’un monde mêlé qui rêverait d’harmonie.
Le compositeur revient sur la scène de La Monnaie après les succès des deux opéras The woman who walked into doors (2001), et House of the sleeping beauties (2009), toujours par une musique individuelle mais qui redéfinit les traditions musicales. Fou de jazz depuis l’adolescence, le compositeur reste sur le fil de la musique savante de Purcell et Schubert, tout en hybridant sa forme avec ses aspirations majeures, entre Steve Coleman, Thelonious Monk, John Coltrane, Ornette Coleman ou Art Blakey livrant à des interprètes de l’ensemble jazz (le pianiste David Zobel, le saxophoniste Mark Turner, le batteur Lander Gyselinck, le bassiste Nicolas Thys et enfin le claviériste Hendrik Lasure) l’occasion rêvée de mêler leur instrument à celui de l’Orchestre de chambre de la Monnaie. Le compositeur l’assure, cet opéra rassemble les musiques de sa vie, his life essence of music experience.
En accord avec cette vision de la musique, la direction musicale assurée par Kwamé Ryan prend un sens tout particulier. Né au Canada, ayant grandi aux Caraïbes, il poursuit ses études au Royaume Uni et en Hongrie, jusqu’à sa spécialisation dans la direction d’orchestre à l’Institut International Eötvös. Lui-même le confie donc, son enfance aura été semblable à celle du foyer au cœur de The Time of Our Singing, élevé « au-delà de la race », en dépit des forces coloniales alors au cœur de la société caribéenne, et des tensions sociales (nombreuses similitudes et comparaisons qui semblent cependant réduire le propos d’une pièce assurant qu'au final, la seule chose à laquelle on puisse être identique : c’est à soi-même).
Ce choix de pluralité musicale se trouve bien entendu dans le casting vocal, à la mixité bienvenue, mais aussi dans la variété de styles, entre jazz, musique pop et phrasé presque poétique-rap. Entre comédie musicale et danse de groupe, le trio de jeunes chanteurs formé par Chloé Bryan, Issaïah Fiszman et Miami Holness apporte aussi une touche de fraîcheur et de naturalisme au casting.
Dans le rôle de la mère, véritable humaniste, chanteuse battante, révoltée adoucie par le pouvoir de la musique, Claron McFadden semble rendre un hommage particulier à Nina Simone. À l’inverse de son personnage Delia Daley confrontée malgré son talent aux portes closes des opéras, la soprano américaine chante ici avec toute sa liberté vocale : déployée, confiante, fine et claire, tout en se parant d’une fierté presque politique, justicière avec une palette émotive très complexe. La chanteuse que La Monnaie avait pu voir dans l’opéra The woman who walked into doors (2001) et ConSerVations/ConVerSations (2005) de Kris Defoort, avait aussi participé à l’opéra contemporain de Jorge Leon, Mitra (2018).
Dans le rôle plus grave du père William Daley, le baryton-basse américain Mark S. Doss marque le personnage d’une force et d’une profondeur autoritaire. L’homme dérangé par les choix de vie de sa propre fille (amoureuse d’un juif allemand athée) affirme un phrasé franc et tenu entre compassion et inquiétude, sévérité et distance. David Storm, jeune juif d’origine allemande se trouve interprété par Simon Bailey, officiant pour ses débuts à La Monnaie. Formé à Manchester et à l’Académie de La Scala, le baryton-basse britannique s’exprime avec l’assurance du père par la voix chaude et la prosodie légèrement germanique que le rôle lui demande.
Plus belcantiste encore, le jeune Jonah, interprété par Levy Sekgapane marque lui aussi ses débuts maison, avec un rôle taillé sur mesure. Sensible, aérien, le ténor sud-africain (Vainqueur du Concours Operalia 2017) démontre que la précision vocale n’empêche en rien une grande liberté d’interprétation, tant du côté du jeu que dans sa prosodie très théâtrale. Le rôle lui offre en outre une complexité et une modernité que l’âge du chanteur permet d’embrasser avec une certaine facilité.
Le baryton britannique Peter Brathwaite réussit avec une très grande souplesse à démystifier le rôle opératique du frère Joey à travers un jeu libre, théâtral et une acuité émotionnelle. La voix gutturale, sombre et très prosodique du chanteur s’accorde dans un phrasé très naturel, sans effort.
Figure emblématique de la pièce, la jeune Abigail Abraham débute à La Monnaie avec un rôle décidément hors des sentiers de l’opéra. Chanteuse rappeuse aux déclamations vindicatives des Black Panthers, la diplômée de comédie musicale auprès du Conservatoire de Bruxelles, également membre du chœur belge Scala, conjugue à parcours atypique, jeu et voix atypiques. Le rôle de Ruth se trouve magnifié par une modernité et une force bien loin des comportements féminins codifiés (à l'opéra ou ailleurs). Un régal pour le public, entre audace et charisme.
Femme fatale amoureuse de Jonah, la mezzo-soprano Lilly Jørstad que le public bruxellois avait pu découvrir dans le rôle d’une des trois Weird Sisters lors de la création mondiale du Macbeth Underworld de Pascal Dusapin en 2019 s’impose ici -et à l'inverse- comme figure majeure du rôle féminin typique de l’opéra. La voix claire et charmeuse, fine, riche et opulente de la chanteuse vient tinter parmi la diversité du casting, apportant un témoin-clé de ce monde traditionnel et ancien.
L’opéra dérange ainsi tous les codes patrimoniaux de l’Opéra, apportant couleur, humanité et grande liberté nécessaires à un temps noir ou blanc. Les images de Martin Luther King et son discours, les photographies d’une Amérique monochrome se font bousculer avec la violence d’une musique puissante. Tout semble naturel, désarmant parfois les codes tragiques avec la simplicité d’un drame familial victime d’une violence systémique.
Une violence qui éclate pour conclure ce spectacle signé Ted Huffman : la scène surplombée d’un piano et d’accessoires essentiels à l’histoire est entourée de tables carrées blanches, sur lesquelles marcher, sous lesquelles se cacher et qui sont finalement jetées de toute part dans la scène finale, leur bruit suggérant les déflagrations lors des manifestations dans le quartier de Watts à Los Angeles en aout 1965 (une "émeute raciale" parmi les plus explosives, ayant même entraîné l'instauration d'un couvre-feu).