Iphigénie en Tauride à Garnier, une reprise sous le signe de la jeunesse
Le travail de Krzysztof Warlikowski divise toujours autant : le metteur en scène et son équipe étant en même temps hués et applaudis aux saluts de cette première date en cette troisième reprise. Inaugurée en 2006, c’est avec cette production d’Iphigénie que Warlikowski s’attaquait pour la première fois à l’opéra. Si son travail comporte quelques beaux moments, la proposition est si foisonnante que le propos en devient difficile à suivre.
Le spectateur devine le sens de certaines idées : au cours de la première scène, une vieille Iphigénie est prise d’une crise (d’angoisse, de souvenir, de sénilité) dans une sorte de maison de retraite alors que les autres pensionnaires tournent en rond sur scène : quelque chose d’un traumatisme qui ne passe pas et en même temps l’histoire se répète à l’image du comportement erratique de ces vieilles femmes, des ventilateurs au plafond, de la suite des meurtres chez les atrides ou de la scène freudienne primitive. C’est Freud encore que rappelle cette scène sexuelle et violente qui apparaît derrière un écran quand Oreste est assailli par les furies ou lorsque, troublés mais ne s’étant pas encore reconnus, Iphigénie et Oreste s’embrassent furieusement.
Iphigénie se retrouve dédoublée voire quadruplée : elle est à la fois la chanteuse et l’actrice (qui ne se ressemblent pas du tout mais partagent le même code vestimentaire), la jeune femme brune séduisante et la vieille blonde décatie. Tous ces jeux de miroirs, ces dédoublements des lieux, des corps et des temporalités peuvent créer de belles images comme lorsque la vieille Iphigénie au corps tordu (impressionnante comédienne Agata Buzek) attache elle-même Oreste à la chaise où il doit être sacrifié, mais elles finissent aussi par saturer l’imagination voire brouiller le sens de l’action.
Néanmoins, dans les deux derniers actes se dessine une relation plus simple et charnelle entre les trois jeunes protagonistes. Iphigénie apparaît en très jeune femme qui cherche de l’affection et de la tendresse comme l’illustre son air "Je t’implore et je tremble" où elle tente de se faire enlacer par Oreste puis par Pylade. Trouvaille notable encore que ces lunettes d’Oreste qui l’aveuglent pendant tout le spectacle jusqu’à la reconnaissance finale où, enfin, lui apparaît la vérité. Le dénouement justement impressionne tout en restant assez obscur : Thoas assassiné, Iphigénie jeune reste seule sur scène quand Oreste et Pylade passent dans la salle, s’extirpant de la tragédie, et que la vieille Iphigénie se tord de souffrance sur le sol. Pas de Deus ex machina qui finisse le tragique, les histoires sont amenées à se répéter.
En somme, c’est le langage des corps qui émeut et dessine véritablement l’intrigue plus que les images et les symboles, aussi riches soient-ils.
Le casting plutôt jeune de cette reprise s’engage et porte la proposition du metteur en scène avec conviction malgré certaines fragilités. Tara Erraught n’est pas la tragédienne tourmentée et sombre qui pourrait être attendue pour ce rôle. Sa voix légère et claire surprend dans les premières scènes qui manquent un peu de l’impact attendu. Cependant, la soirée avançant, elle fait valoir une diction très soignée et un engagement certain. Elle est plus à son aise dans l’air "Ô malheureuse Iphigénie" qui clôt le troisième acte, la ligne lyrique permettant à son instrument de se déployer vers des aigus lumineux. Dans les deux derniers actes la voix gagne encore en netteté, osant davantage de nuances, et le personnage en devient plus touchant : se dessine une très jeune femme torturée par son désir et la responsabilité qui lui incombe (d'autant qu'il s’agit d’un soir de première où la jeune mezzo-soprano fait ses débuts à l’Opéra de Paris).
Jarrett Ott et Julien Behr forment un couple Oreste-Pylade aux voix particulièrement bien assorties quand les deux chantent ensemble. Le baryton, qui a déjà interprété le rôle, se sort sans dommages des airs redoutables du matricide. La voix est belle, sombre et sonore, même si elle porte un vibrato serré qui en trouble un peu la définition. Le personnage est bien présent, plus dans les mots (avec des consonnes généreusement projetées) que dans le corps (face au défi de jouer les yeux cachés par des lunettes !).
Julien Behr quant à lui est très à l’aise scéniquement, il apporte une grande tendresse au personnage de Pylade, variant les couleurs et les émotions de son air "Unis dès la plus tendre enfance". Les mots coulent de son phrasé, limpides et habités. Une vraie incarnation si ce n’est une projection un peu modeste par rapport aux autres chanteurs sur scène.
Jean-François Lapointe est un Thoas de luxe, sans doute aussi le plus expérimenté du plateau. Son entrée dans un fauteuil roulant est saisissante et avec son air "De noirs pressentiments" passe le premier souffle tragique de la soirée. La voix est puissante et sombre, au service du texte, suivant les emportements du personnage jusqu’aux extrêmes de la tessiture. Son bref retour à la fin de la tragédie est tout aussi marquant d’autorité et de présence.
Le chœur et les seconds rôles chantent avec un masque depuis les loges les plus proches de la scène. Les choristes semblent un peu hésitants, notamment les pupitres féminins dont l’intonation n’est pas très nette et le son plutôt instable. De leur côté Marianne Croux, Jeanne Ireland et Christophe Gay incarnent sans difficultés leurs petits rôles : la première a pour elle un timbre clair et une belle prononciation quand la seconde fait entendre une voix charnue et séduisante. Le baryton parvient à distinguer en quelques instants ses deux personnages, dommage que sa main vienne se placer près de son oreille comme pour contrôler le son de sa voix.
À la baguette enfin, Thomas Hengelbrock impose dès l’ouverture des tempi enlevés, privilégiant avant tout l’avancée du drame même s’il reste à l’écoute des chanteurs dans les récitatifs de la partition. L’orchestre est assez fourni par rapport à certaines interprétations baroques mais il sait se faire attentif aux chanteurs comme dans la reprise piano de l’air de Pylade. Les cordes notamment sonnent avec magnificence.
Une reprise engagée en somme qui va sans doute continuer de mûrir au fil des semaines.