György Ligeti à Genève, drôle(s) d’aventure(s)
Du singulier pour commencer, donc. Audacieux choix du Grand Théâtre de Genève qui, en ces premiers jours de septembre, donne rendez-vous non pas dans sa grande salle du centre-ville, mais dans une salle polyvalente du quartier du Vernier. C’est là, au cœur d’une cité populaire, que la maison lyrique genevoise vient se “délocaliser” à la rencontre notamment d’un jeune public à qui est largement dédié ce spectacle donnant à (re)découvrir le travail du Hongrois György Ligeti (nationalisé autrichien après la Seconde Guerre Mondiale). De ce compositeur iconoclaste décédé il y a quinze ans tout juste, deux opus datés du début des années 1960 sont ici joués, formant comme un seul et même bloc : Aventures, et Nouvelles Aventures. Deux pièces au style pour le moins singulier, éloignées du Concerto roumain ou des Quatuors à cordes composés par ce même Ligeti où l’écriture, notamment inspirée par Bartok, s'inscrit encore dans une tradition “musicale”. Le Ligeti de ces Aventures est bien davantage un alchimiste, quasi scientifique, usant des sons émis par la voix et les instruments comme d’un authentique vecteur de communication. Les sons, ici, ne sont pas un moyen d’expression artistique : ils sont une fin, un langage à part entière qui plonge l’auditoire dans une terre inconnue.
Dans le cadre de cette “installation musicale” (ainsi que présentée dans le programme de salle), avec sept musiciens et trois chanteurs, le public vit d’ailleurs une expérience immersive, étant invité à déambuler dans une salle coupée en deux : d’un côté, un espace vide, de l’autre, les musiciens, regroupés dans et autour de structures dessinant un labyrinthe et un genre d’atome géant. Ces deux salles en une sont séparées par de grands rideaux où défilent de drôles d’images dont on se demande s’il s’agit de fonds marins, d’un zoom sur un séquençage ADN en cours d’analyse, ou de clichés pris à la surface de la planète Mars. Des images qui interrogent mais une démarche qui est clairement exposée : le public est d’abord incité à se placer du côté inoccupé de la scène pour écouter une première fois les deux pièces (qui durent chacune une dizaine de minutes) puis celles-ci sont jouées à nouveau, le spectateur étant cette fois invité à passer derrière les rideaux pour se placer au plus près des musiciens, comme si ceux-ci étaient des statues de musée (en moins statiques que chez Grévin ou Madame Tussauds, tout de même). En somme, l’idée est d’abord d’entendre les artistes sans les voir, avant de les entendre tout en les voyant, partant du principe que les perceptions sensorielles, et notamment auditives, ne sont pas les mêmes lorsque l’on dissocie “le son et la cause du son” (comme précisé là aussi dans la note d’intention). Une démarche qui s’entend, mais que vient toutefois troubler la diffusion en milieu de scène de ces images bizarroïdes qui, parce que le spectateur en cherche longtemps le sens, ont surtout pour effet de brouiller la seule écoute de la musique, effet allant donc à l’encontre de la démarche initiale. Mais d’ailleurs, s’agit-il vraiment de musique ?
Onomatopées, halètements, cris
Tout en effet est ici concentré sur la seule production sonore : point d'éléments harmonieux ou mélodiques à entendre. Il est encore moins question de chant : tout n’est qu’émissions de son(s), le spectacle opérant comme une revue de détails de tout ce que la bouche et les instruments peuvent produire comme bruits. Les trois “chanteurs” n’émettent qu’onomatopées, halètement, cris, rires, et chuchotements, quand les musiciens usent de toutes les diversités d’emplois de leurs instruments. Le corniste manie gaiement la sourdine, le duo violoncelle-contrebasse multiplie les pizzicati, le pianiste pince ses cordes à mains nues et le percussionniste joue du tambour avec le bout des doigts (à côté, la flûte en joue presque trop conventionnellement). Ainsi Ligeti dessine-t-il les contours d’un monde nouveau, exotique et fantastique, où le seul langage est donc celui des sons. Entre angoisse (les cris), joie (les rires), inquiétudes (les pleurs), c’est une civilisation nouvelle qui se dessine au nez et à la barbe de spectateurs qui comprennent bien vite qu’il est vain de chercher à percevoir quelque mot intelligible ou compréhensible que ce soit. Les mots ne comptent pas, seuls les bruits comptent dans cette tribu dont souvent les membres se figent subitement, laissant là aussi le spectateur pantois. Il est toutefois une spontanéité qui ne trompe pas : celle des enfants. Leurs rires, leurs pleurs, leurs sursauts aussi, démontrent ici que, à défaut de parler, les artistes usent d’une technique de communication qui parle, ce qui est somme toute l’effet recherché.
Mais puisqu’il n’est pas vraiment question de chant, difficile de se faire une idée claire du potentiel vocal des trois chanteurs. Sarah Maria Sun, soprano allemande, spécialiste de la musique contemporaine, présente une voix dont l’émission se devine sonore et tranchante. Lena Haselmann, mezzo germano-norvégienne, rompue à des rôles lyriques plus “classiques” (Mercédès, Annio), use pour sa part d’une voix chaudement timbrée, dont les sons les plus tenus laissent entrevoir une certaine qualité de vibrato. Enfin, l’Allemand Markus Hollop possède une voix de basse dont la large amplitude sonore s’avère ici précieuse tant la partie qui lui est confiée est faite de notes oscillant à toute vitesse entre les registres.
Dirigeant ces chanteurs ainsi que les instrumentistes de l’Ensemble Contrechamps, Elena Schwarz relève ici avec brio le périlleux défi qu’impose presque paradoxalement cette partition sans musique. Puisqu’il n’y a là aucune mélodie à laquelle se raccrocher, et que les tempi changent toutes les trente secondes, chaque geste de direction a une importance cruciale, pour donner le tempo comme pour donner les départs de chacun, et la tâche est ici pleinement remplie. Lorsque les lumières se rallument enfin, les applaudissements se font nourris, émanant notamment d’enfants saluant ce qui, au fond, relève davantage d’une performance artistique que d’un spectacle musical.