Les Aventures du Baron de Münchhausen : le nouveau projet fou du Concert Spirituel d'Hervé Niquet
Une rencontre en forme d'évidence
Cette production détonante est portée par un duo créatif qui semblait prédestiné à travailler ensemble, tant leur collaboration fait des étincelles. Les présentations ont été faites par Éric Rouchaud, Directeur du Théâtre Impérial de Compiègne, producteur de ce spectacle (coproduction du Concert Spirituel, avec le concours de l’Opéra de Massy et le soutien de la SPEDIDAM et de la Région Ile-de-France) et fidèle soutien de ces deux artistes. "Hervé Niquet et Patrice Thibaud sont à mourir de rire et aussi d'une exigence absolue dans le travail", confie Axelle Fanyo qui incarne la Baronne de Münchhausen dans ce spectacle.
"J’avais un léger a priori par rapport au statut que représente un chef d'orchestre baroque, nous confie Patrice Thibaud, mais dès les premiers rendez-vous tout s'est formidablement bien passé. Je l’avais vu jouer entre-temps dans Le Roi Arthur, et comme dirait ma grand-mère : c'est un pitre. Très vite, il était partant pour se déguiser, il m’encourageait à en rajouter. On ne cesse de rigoler ensemble (même en confinement, on s’envoyait des blagues par téléphone) : il se prête toujours au jeu, d’une manière d’autant plus géniale qu’il est diablement efficace dans le travail (très carré sur la technique, toujours avec humour)."
D’ailleurs, pour l’anecdote, Hervé Niquet et Patrice Thibaud avaient chacun incarné (dans des spectacles différents) Don Quichotte, l’équivalent espagnol du Münchhausen allemand : Hervé Niquet pour Don Quichotte chez la Duchesse, Patrice Thibaud avec Don Quichotte du Trocadéro.
Re-découvrir un héros traversant les générations
Les deux artistes avaient également fait connaissance avec Münchhausen chacun de son côté mais d’une manière similaire, qui appelait à les réunir. Le Baron de Münchhausen (folles aventures retranscrites, déformées, amplifiées du Baron Karl Friedrich Hieronymus de Münchhausen qui vécut et guerroya outre-Rhin au XVIIIe siècle) a inspiré Hervé Niquet dès sa plus tendre enfance : "J'avais lu dans ma scolarité ses aventures dans la version Rudolf Erich Raspe (1785) traduite par Théophile Gautier (avec les illustrations de Gustave Doré), mais dans cet excellent français, l'ensemble me paraissait incongru et surréaliste." Pourtant, le jeune Hervé sera profondément marqué dans son éducation par un ou même plusieurs "barons de Münchhausen" (le personnage est tellement fameux outre-Rhin qu'on peut l'employer comme un nom commun, de la même manière qu'on parlerait en France d'un Tartarin de Tarascon) : ses six oncles et tantes qui, comme Münchhausen, relataient des histoires extraordinaires : "A la maison nous n'avions pas la télévision, nous ne pouvions la voir qu'en allant dormir chez Mémé le mercredi soir (c'était l'heure de La piste aux étoiles) et si nous avions été sages, nous obtenions le droit de rester le jeudi pour regarder Zorro. C'étaient nos seules évasions audiovisuelles. Le reste du temps, les réunions de familles étaient capitales. Mes oncles et mes tantes étaient de fantastiques affabulateurs : c'était à qui raconterait le plus grand nombre d'histoires pour émerveiller les enfants au repas du dimanche. Nous en étions absolument fascinés et ces inventions animaient toute notre vie à la ferme : en recréant leurs épiques aventures avec des ballots de pailles et des œufs pourris. Quand on n'a rien et beaucoup de temps, on développe ainsi son imaginaire. Münchhausen a fait pareil pour toutes ses générations de lecteurs."
Le lien avec le Baron de Münchhausen s'est retissé pour Hervé Niquet lors de la sortie du film de Terry Gilliam en 1988. "Le film m'avait énormément marqué, et notamment la scène du jeu dans ce théâtre bombardé, mais où les acteurs continuent de jouer, sous un plafond et sur un plancher délabré, où l'on voit toute la machinerie et cet immense éventail qui fait apparaître la bouche d'un monstre. Cela m'a replongé dans ces formidables rêves d'enfant." "C'était une nourriture fantastique pour rentrer dans ce monde" confirme Jean-Gabriel Saint-Martin qui interprétera le Médecin du Baron de Münchhausen
Patrice Thibaud lui aussi a découvert ce personnage alors qu'il était enfant, puis l'a surtout redécouvert avec le film de Terry Gilliam : "Un copain qui en était fan me l'avait recommandé. J'avais trouvé le film formidable, mais j'avais aussi été un peu déçu, alors je suis allé lire le livre, ou plutôt les différents livres inspirés par ces aventures. J'ai mieux compris l’immense travail fait pour la féerie du film et toute la complexité à représenter ces aventures. Alors, j'ai eu envie d’en faire un spectacle, et c’est à ce moment qu’Hervé Niquet a surgi comme sur un boulet de canon et me l’a proposé."
Re-créer grâce au Baron, qui permet de tout inventer
De là est venue l'envie d'en faire un spectacle. Sauf qu'en termes de partitions, d'adaptations musicales, d'opéras ou autres sur Münchhausen "il n'existe rien, se désole Hervé Niquet. J'ai cherché un ouvrage musical pendant des années, sans rien trouver. Il a fallu tout le soutien du Directeur du Théâtre Impérial de Compiègne, Éric Rouchaud, tout son intérêt immense et déraisonnable, pour se lancer dans cette affaire : programmer un spectacle qui n'existait pas, nous suivre et s'embarquer dans ce bluff fantastique." Une démarche artistique qui n'est pas sans rappeler l'esprit même de ce Baron de Münchhausen : "pour coller aux aventures que nous avions choisies, nous avons conservé les musiques, mais changé intégralement les textes des airs d’opéras, ajouté des épisodes, des personnages, un prologue, etc."
Le projet de réaliser ce spectacle semble en soi aussi fou que ceux du fameux Baron, comme s’en émerveille la soprano Axelle Fanyo (qui incarne la Baronne) : "Je me suis demandé comment ils allaient retranscrire tous ces univers et les concentrer en un spectacle, réunir théâtre, musique et mime. J’étais très intriguée et impatiente d’avoir le texte et les partitions. Le résultat m’a enthousiasmée car il magnifie le côté déluré et lunaire du personnage, c’est une superbe réussite."
Patrice Thibaud et Hervé Niquet (puis également leurs interprètes), comme les autres auteurs avant eux, ont contribué à réinventer l’histoire, avec une grande liberté dans l'interprétation en intégrant les apports des interprètes, en leur taillant un rôle sur mesure. Romain Dayez nous raconte ainsi comme il a pu rentrer dans son personnage du Curé "avec une grande malléabilité, en arrivant totalement vierge dans le rapport à l'œuvre et au personnage. Patrice et Hervé se sont appropriés cette histoire pour en faire une nouvelle version canonique. Même, leur premier livret n'a finalement pas du tout été suivi, ou plutôt a intégré nos improvisations." Un travail que Romain Dayez compare ainsi à celui de la création contemporaine, son répertoire habituel.
Un travail méticuleux : prendre la comédie au sérieux
Pour offrir une bande-son digne de ses tribulations au Baron, Hervé Niquet s’est lancé dans le pari d'ouvrir en grand ses armoires de ressources et de partitions (comme il nous le confiait au sujet de ses précédents spectacles). Il a échangé avec Benoît Dratwicki (Directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles) et Elisabeth Geiger (claveciniste et cheffe de chant) pour composer une partition musicale à partir de merveilles du répertoire : airs, duos, ensembles, intermèdes pour trois chanteurs solistes, dix-huit choristes et instrumentistes du Concert Spirituel. "Nous avons choisi et organisé la musique en suivant de près le riche synopsis façonné pour l'occasion par Patrice Thibaud."
La sélection s'est portée sur des compositeurs français de la Régence (avec des "pépites inédites") : un choix qui correspond chronologiquement à l’époque du Baron de Münchhausen mais peut étonner tant cette figure fantasque est liée au monde allemand (et trop peu connue en France). Ce choix permet toutefois et ainsi de renforcer la dimension européenne de cette figure, de combattre certains clichés sur nos cousins germaniques ("tout aussi richement fantasques et imaginatifs"), et de contribuer à la dimension européenne de ce caractère, grâce à la musique. Pour une partition "faite de musique légère, insolente, drôle, pleine de mélodies et d’à-propos", sont ainsi convoqués les compositeurs Rameau, Montéclair, Colin de Blamont, Mondonville ou encore Delalande. La légèreté de ces « pépites inédites » répond à cette histoire et correspondait à un besoin de joie après la fin du règne de Louis XIV. La partition complète offre ainsi au total 22 numéros musicaux, pour lesquels Hervé Niquet a lui-même recomposé des transitions : "Dès le premier filage avec clavecin, nous avons senti cette unité musicale formidable : renforcée par l'instrumentarium, l'orchestration, l'histoire, on dirait que la partition est écrite par un même compositeur."
Pour le théâtre comme pour la musique, le duo créatif s'est donc appuyé sur les identités et parcours de leurs interprètes. "J'ai la chance d'avoir un air composé par Hervé Niquet en personne, se félicite Jean-Gabriel Saint-Martin : une chanson dans le style de l'époque, avec quatre couplets rapides, très imagés (et un geste presque pour chaque mot)." Pour Romain Dayez habitué du grégorien, Hervé Niquet a écrit et composé un chant grégorien revisité avec du latin délirant (Madona, Maradona, Alfa Romeo, etc.).
Mais comment mettre en scène cette réinvention et toutes ces histoires plus incroyables (et impossibles à représenter) les unes que les autres ? "Soit vous avez Hollywood à disposition comme pour le film, poursuit Hervé Niquet, soit vous réinventez le tout." "Nous ne voulions (ni ne pouvions) en faire une grosse production cinématographique avec trucages, machines et gros moyens, enchaîne Patrice Thibaud, mais la meilleure manière de le représenter est sans doute finalement de le faire avec poésie. J'ai voulu un traitement baroque, un peu déluré. Le spectacle s’inspire du film musical Amadeus de Forman et d’illustrations (dans l'esprit de celles faites par Gustave Doré pour l’édition française la plus fameuse), mais aussi avec un côté Bande-Dessinée, Tex Avery et Walt Disney dans la féerie, les couleurs. La chambre du Baron est un cabinet de curiosité avec des objets (et une poésie) qu’il aurait ramenés de toutes ses aventures : un train, un dinosaure, des gros yeux de géant, des zèbres empaillés, une girafe, un bateau de pirate, etc. (je suis d’ailleurs comme lui, je ramène de partout des objets qui font rire, des statues naïves, des étuis et sacs à trésors", nous raconte Patrice Thibaud en nous montrant des éléments de sa collection et en frisant les moustaches qu’il se laisse pousser pour incarner le personnage).
Tous à l'Opéra
Patrice Thibaud se donne corps et âme : tout comme il signe la mise en scène, il a réécrit le texte (d'après les différentes versions de ces aventures), et incarne sur scène le Baron en mimant ses aventures. C’est ainsi un spectacle tout public : "Mon rêve est que les spectateurs y viennent en famille, explique Patrice Thibaud . Il y a des allusions pour les adultes et un émerveillement constant pour tous les enfants (et vice-versa) : il faut aller à l'opéra avec ses enfants comme on va au cirque ou voir un film de Charlot. J'adore quand les gens se déplacent en famille, et vu le contexte actuel c'est primordial : partager, rire ensemble. Même en entrant seul, on ressort riche d'avoir vécu des émotions en commun. Le texte, je l’ai écrit d’après les sources et à ma sauce, explique l’auteur-metteur en scène-interprète, en m’inspirant de Don Quichotte, et de Molière pour les médecins (qui disent chacun une chose différente, encore de nos jours d’ailleurs) et le curé (qui dit toujours la même chose, encore de nos jours d’ailleurs !)."
Les trois chanteurs solistes, neuf choristes et neuf instrumentistes du Concert Spirituel, qui interagissent avec le Baron sur scène, démultiplient les possibilités créatives et comiques, comme le détaille Romain Dayez (incarnant le Curé) : "C'est formidable d'avoir ces trois seconds rôles, trois 'faire-valoir' dans le plus noble sens du terme, au bénéfice de l'intrigue et du spectacle. La Baronne, le Curé et le Médecin, ce sont trois rôles presque allégoriques qui permettent de travailler sur les archétypes avec la dynamique de leurs interactions."
L'intrigue se déroule ainsi chez le Baron, qui entre deux délires fiévreux, revisite ses fabuleuses aventures depuis son lit suite à un accident de chasse… sauf qu’il s’est en fait très bien sorti de la chasse mais qu’en rentrant chez lui il a glissé sur un étron et s’est fracassé le crâne. Une manière de rappeler que les plus grands héros peuvent réaliser des exploits historiques et chuter pour une raison bien prosaïque, ou le mariage des Travaux d’Hercule et de la peau de banane dans l’esprit de la tragicomédie.
Comment incarner un héros tel que le Baron de Münchhausen ? "En mettant le costume (comme les enfants deviennent un pirate dès qu'ils mettent un chapeau de pirate), nous affirme Patrice Thibaud. Nous avons ainsi beaucoup travaillé pour les costumes de tous les personnages. Münchhausen a son pyjama pour le lancer dans toutes ses aventures, ensuite on trouve la démarche, la psychologie du personnage. Et puis il faut tout se permettre pour raconter toutes ces aventures."
Et pour tout se permettre, l’interprète a un outil magique : "Patrice Thibaud est un génie du mime, un homme en caoutchouc qui peut tout faire, confirme Hervé Niquet : on le voit littéralement partir sur son boulet de canon et voler vers la lune, combattre avec un sumo, et autres aventures. Il a traditionnellement un acolyte-pianiste. Or, là, il dispose d’une trentaine d'artistes autour de lui, et son génie s'est décuplé avec cet outil fantastique : la fosse est prise à parti, cela fait partie de la mise en abyme et contribue à l'unité du spectacle (de temps, d'action, de lieu). Le début de l'histoire est volontairement conventionnel et puis le délire se déclenche tout autour de lui dès son apparition. J'ai organisé plateau et fosse, servi d'assistant mais je mets une énorme part de moi-même dans ces projets, et je ne peux pas résister à mettre un chapeau, un costume et à faire le zouave sur scène."
"La poésie et la finesse du spectacle résident dans cette apparence globale, renchérit Romain Dayez, à l'image du travail de Patrice : elle repose sur son amour du mime, du carton-pâte, de la simplicité enfantine. Pour moi, Patrice s'inscrit dans la lignée des Charlie Chaplin, Mr Bean, Louis de Funès, allant chercher l'humour et la poésie là où on n'ose plus les chercher et par une démarche hyper-exigeante (qui le rapproche ainsi d'Hervé Niquet). Patrice a une notion absolue du rythme et du comique, nous étions éberlués de voir qu'il a enlevé des gags désopilants juste pour préserver un autre gag qui venait ensuite, dans le rythme du spectacle."
Des personnages "hauts en couleurs"
Pour la distribution des personnages, "nous avons fait le casting avec une forme d'évidence, en coups de foudre", s’enthousiasme Patrice Thibaud, comme le confirme Hervé Niquet : "Nous sommes tombés très vite d'accord sur le choix des trois interprètes lors des auditions. Le premier critère de recrutement était musical : il y a de la très belle musique à défendre, et en même temps ils doivent être des acteurs, les interprètes doivent eux-mêmes être des personnages. La Femme du Baron est incarnée par Axelle Fanyo, une interprète qui a énormément de répondant et une 'grande gueule'."
"Le fait que la Baronne soit jouée avec plein de couleurs (de caractères, de peau, musicales) permet aussi d’élargir encore davantage l’imaginaire, et apporte une modernité très intéressante : un de ses airs est d’ailleurs pensé comme une berceuse créole", confirme Axelle Fanyo qui se félicite que le personnage de la Baronne se déploie avec richesse et notamment sur "deux aspects, deux points de vue : celui que joue la Baronne pour les personnages et le public d’une femme aimante et très inquiète envers son mari qui sombre dans la folie absolue et la mort. Mais je pense aussi que, sincèrement, elle n’en peut plus de son mari (rires). Elle sait qu’il faut faire tout ce cinéma pour l’accompagner, le rendre heureux, et elle l’aime sincèrement. Mais elle est fatiguée par toutes ces folies et elle donne aussi son dernier spectacle, sa dernière illusion. La Baronne joue la femme docile et admirative béate de son mari (passant des larmes de crocodile à l’automate qui applaudit) : elle en rajoute, elle exagère car son mari (dans son monde d’illusion) demande et exige cette admiration, mais cette Baronne est beaucoup plus complexe et intelligente qu’elle n’en laisse paraître. Je pense qu’elle est féministe dans l’âme et trouve une stratégie pour sortir du rôle attribué par le Baron, l’histoire, la société : elle accompagne la fin de tout cela."
"Le Curé du Baron est campé par ce grand bruxellois dégingandé Romain Dayez, baryton qui a la veine du comique. Enfin dans ce trio de choc autour du Baron, son Médecin est Jean-Gabriel Saint-Martin, baryton également à la diction et voix formidables, d'autant qu'il adore être faussement sérieux." Jean-Gabriel Saint-Martin a même un rapport à la fois intime et savant avec son personnage : "Pour tout vous dire, ce rôle résonne pour moi sur un plan assez personnel car mon père est médecin. C'est en cela très amusant et inspirant pour moi, mais au-delà de cette dimension personnelle, c'est la lutte entre science et religion à l'époque (incarnée par le duel entre les personnages du Médecin et du Curé) qui est très marquante et aussi contemporaine dans ce livret. Pour le Baron, je représente une voie, une issue possible et mon personnage essaye donc de l'attirer vers lui avec des arguments fallacieux (à l'image des médecins de Molière adeptes de la saignée, qui faisaient plus de mal que de bien). La dimension absurde (et toujours comique) de toute cette histoire et de cet univers s'incarne aussi en cela, et en ce duo-duel du Médecin et du Curé qui passent le plus clair de leur temps à se disputer, mais finissent par se rabibocher."
"Tous sont géniaux, je les adore, je suis tombé amoureux d'eux, renchérit Patrice Thibaud sur les propos d’Hervé Niquet. Les solistes et les choristes se sont tous prêtés au jeu avec talent et une infinie gentillesse, formant une superbe équipe qui a parfaitement fonctionné ensemble."