Quand Bayreuth vient à Paris
L’Orchestre du Festival de Bayreuth ne se produit que très rarement en dehors du temple wagnérien qu'est son Festspielhaus. L’invitation parisienne à paraître au sein de la Grande Salle Pierre Boulez, du nom du chef français qui a dirigé la phalange à plusieurs reprises notamment pour le Ring de Wagner désormais légendaire mis en scène par Patrice Chéreau, doit donc être considérée comme une grande occasion pour l’auditeur. L’Orchestre du Festival, ce dès son origine en 1886, se trouve constitué d’environ 200 musiciens issus d’orchestres de renom principalement allemands et réunis pour la période limitative d’été. Quelques artistes venus de l’étranger peuvent toutefois s’y trouver invités. L’Orchestre se renouvelle à chaque édition du Festival, même si de nombreux instrumentistes reviennent d’année en année. Sur la scène de la Philharmonie de Paris, l’Orchestre se trouve installé dans la même disposition qu'au sein de la fosse du Festspielhaus, les violoncelles directement face au chef avec les violons répartis de part et d’autre. Les contrebasses surplombent à gauche les musiciens, les harpes se situant en hauteur complètement à droite, les bois et cuivres dominant l’ensemble.
Cette disposition particulière et spécifique à « l’abîme mystique » de Bayreuth, tel que dénommé par Wagner et les wagnériens avertis (à savoir cet amphithéâtre inscrit sous la scène, ainsi dissimulé aux yeux du public et doté d’une forte inclinaison, produisant de fait un son indirect), trouve ses limites à Paris dans cette configuration au niveau de certaines pages musicales du programme, les plus explosives.
Si La Chevauchée des Walkyries ouvre avec fièvre la seconde partie du programme, Andris Nelsons évitant toute démonstration et mettant en valeur le caractère crépusculaire de ce célèbre morceau si souvent ressassé, l'orchestre rutilant du Crépuscule des Dieux (Prologue, Voyage de Siegfried sur le Rhin tiré du premier acte puis Mort de Siegfried et Marche Funèbre) ose le paroxysme et les effets majestueux dans une expression dramatique portée au plus haut niveau, mais non sans quelques débordements au niveau des cuivres, magnifiés certes, mais trop présents. Ce qui paraît possible au sein de la fosse du Théâtre de Bayreuth du fait de l’acoustique idéale du lieu, déborde ici un peu de son cadre. Ce ressenti s’applique par ailleurs à la Scène finale du Crépuscule des Dieux.
L’Orchestre seul invite toutefois visiblement l'auditoire à s'extasier sur la cohérence d’ensemble et sur la qualité unique de chaque pupitre, dont en premier lieu les cordes soyeuses et les cuivres à la résonnance impeccable dans le Prélude de Parsifal et l’Enchantement du Vendredi Saint.
Après une interprétation comme suspendue du Prélude de Lohengrin par l’orchestre en ouverture du programme, Klaus Florian Vogt vient bouleverser le public, dans le récit d’entrée du héros "Mein lieber Schwan", aussi bien que par ses interventions de l’Acte III. Le rôle de Lohengrin constitue le socle de base du ténor : il l’a interprété sur les plus grandes scènes lyriques du monde et l’a enregistré à deux reprises. Doté d’un timbre toujours aussi juvénile, avec cette émission vocale haute et empreinte de clarté qui le caractérise, Klaus Florian Vogt emprunte les chemins de l’élégiaque. La voix demeure toujours sonore malgré tout, palpable, avec des moments plus affirmés où l’intensité dramatique, la vaillance même, se font jour sans pour autant contraindre la beauté du son et de la ligne ou les intensifier de façon artificielle. Il habite avec intensité le personnage tout en lui conservant toute sa séduction, sa fraicheur d’âme. Dans Parsifal, dans les extraits des actes II "Amfortas! Die Wunde!" et III "Nur eine Waffe taugt", il conserve globalement ces mêmes qualités esthétiques, même si le bas de la voix plus sollicitée apparaît moins sonore, moins projetée. Il insuffle pour autant au chaste fol toute sa simplicité, puis sa nouvelle puissance spirituelle.
Christine Goerke est une habituée des rôles les plus lourds depuis plus de vingt ans, notamment au sein du répertoire Wagnérien. Certes la voix est volumineuse, corsée même, mais un timbre un peu sombre, un vibrato un rien trop accentué, voire une justesse qui manque de rigueur, amoindrissent un peu sa prestation (qu’un orchestre déchaîné recouvre il est vrai à plusieurs moments clés). Il est pourtant dommage qu’une place plus importante n’ait pas été réservée à Christine Goerke au sein de la soirée, tant elle paraît peu en France.
Le plaisir ressenti n'est toutefois en aucune manière occulté par ces quelques réserves sur la soirée : le public ne s’y trompe pas réservant un triomphe à toutes les forces en présence et exprimant son bonheur sans aucune entrave.