7 Morts de Mari(n)a Callas-Abramović au Palais Garnier
Il y a un an précisément, le "projet d'opéra" 7 Deaths of Maria Callas voyait le jour à l'Opéra d'État de Bavière à Munich, après les annulations dues à la pandémie de Covid 19 qui menaçaient son avenir. Pour les mêmes raisons, ce spectacle qui devait ouvrir la saison précédente et la dernière sous la direction de Stéphane Lissner, s'est vu repoussé à l'ouverture de la saison 2021/2022, et il peut enfin être présenté devant un auditoire sans limitations de jauge. L'artiste performeuse Marina Abramović, après avoir frôlé la mort et survécu aux nombreux dangers auxquels elle s'expose dans sa vie et dans ses performances, esquive ainsi un nouveau coup fatal, cette fois pour son spectacle-hommage à la diva Callas qui lui importe tant.
Ce projet est en effet l'aboutissement d'une ambition née il y a 30 ans, selon les dires d'Abramović qui admet être obsédée par la personnalité de Callas depuis qu'adolescente âgée de 14 ans en Yougoslavie elle l'a entendue pour la première fois à la radio. Ladite obsession s'avère d'autant plus immense et intense dans sa conviction de partager de nombreux points communs avec son idole (ressemblance physique, des prénoms similaires, manque d'amour maternel, vie amoureuse échouée, même signe astrologique), qu'elle ne manque pas de mettre en valeur dans sa conception-mise en scène. Un autre parallèle qui s'impose est la démarcation brumeuse entre la vie artistique et la vie personnelle des deux artistes, tant à l'opéra (Callas a joué tant d'héroïnes tragiques et vécu une "mort d'amour", telle une Isolde) que dans l'art de performance où Abramović pousse son corps jusqu'aux limites, parfois risquant la mort. Et la mort, ce sujet omniprésent dans son travail, qu'elle avait déjà traitée dans le théâtre (The Life and Death of Marina Abramović, mis en scène par Bob Wilson) et qui serait comme un ultime acte artistique, se présente ici sous la forme de sept morts théâtrales de Maria Callas (sept rôles qui ont marqué sa riche carrière), au Palais Garnier où la diva chanta pendant longtemps.
Bien que le théâtre et la performance, selon Abramović, s'opposent substantiellement à plusieurs égards (fiction/réalité, absence/présence, barrières/libre accès, public passif/public actif), l'opéra devient un média où ces deux arts cohabitent. Elle opte donc pour un format hybride entre la vidéo et l'opéra sur scène. Le grand écran qui occupe le plateau diffuse des vidéos filmés avec Willem Dafoe, reproduisant les sept morts de Callas dans ses costumes correspondant (travail de Riccardo Tisci) et toujours mourant en présence de la même personne (Dafoe). Chacun de ces sept rôles choisis finit par une mort spécifique et différente : La Traviata de la tuberculose, Tosca en un saut dans le vide, Otello l'étouffement, Madame Butterfly Hara-Kiri, Carmen coup de poignard, Lucia di Lammermoor la folie et Norma l'embrasement. La huitième mort rajoutée est celle véritable de Callas, en 1977 dans son appartement parisien, incarnée par Abramović sur la scène qui reconstruit fidèlement sa chambre où elle poussa son dernier soupir.
Outre l'allusion faite à ses anciens travaux avec les serpents (qui "l'étouffent" ici dans la scène de Desdemona), Abramović joue une sorte de performance en gîsant comme une défunte tout au long de la soirée (épreuve physiquement endurante). Son véritable acte de performance repose dans cette notion de présence, à travers la confusion qu'elle crée intentionnellement entre les deux personnes et personnages : que Maria soit présente à travers Marina jusqu'à ce qu'elles ne deviennent qu'une, Mari(n)a. Cette démarche est toutefois inégale. "The Artist is (Omni)Present", pour paraphraser le nom de sa célèbre performance, est une phrase qui pourrait résumer les intentions de la metteuse en scène.
Le titre de cet opéra, 7 Deaths of Maria Callas, qui invoque le nom, l'art et la vie de Maria Callas s'avère trompeur, car le spectacle est centré sur Marina Abramović. Elle envahit la scène de tous les côtés, en tant que narratrice (audio), actrice des films (vidéo), mais aussi de par sa présence sur scène. Les chanteuses entonnant les airs n'ont qu'un rôle secondaire et au service de la protagoniste : elles restent immobiles sur le plateau (telles des figurantes), prêtant leur voix pour soutenir musicalement les vidéos. Leurs costumes de servantes ne font que renforcer cette impression.
La musique de Marko Nikodijević, reposant sur les effets de cloches (le glas qui sonne la mort) et sur des progressions harmoniques modales, sert les vidéos à l'instar d'une bande sonore, tout comme les sombres interludes sonores de Luka Kozlovacki qui peignent à mesure cette atmosphère ténébreuse. Nikodijević, qui mélange les éléments de La Traviata avec sa polyphonie multicouche (dans l'introduction), offre une conclusion dramatique avec un usage appliqué des percussions et un relief mélodieux des instruments de la famille des bois, colorés par les voix du Chœur de l'Opéra de Paris qui s'alignent joliment dans l'harmonie, toutefois moins intelligibles dans leur prononciation (leurs masques sanitaires n'aidant certes pas la prosodie). La fin représente un tourbillon sonore qui attire et concentre tout l'effectif.
Chacune des chanteuses (six sopranos et une mezzo) fait ici ses débuts à l'Opéra national de Paris et se présente par un air issu des sept opéras et rôles correspondants choisis. La première sur scène, Hera Hyesang Park dans la peau de Violetta (La Traviata), sent tout le poids de cette tâche difficile consistant à incarner ainsi la Callas dans un rôle et une scène mythiques. La voix légère et tendre tend à trembler dans les aigus et la vibration échappe au contrôle lors d'une émission plus intense. L'intonation est correcte, tout comme la prononciation de l'italien, mais le souffle écourté engendre quelques dérapages rythmiques.
Selene Zanetti chante la partie de Tosca ("Vissi d'arte") avec une voix svelte et expressive. Sa ligne est vibrée mais pas excessivement, avec une justesse de ton irréprochable. Elle ne réussit toutefois pas à se démarquer de l'orchestre, rendant sa prestation moins perceptible et convaincante.
Leah Hawkins incarne Desdemona (Otello), chantant "Ave Maria" avec beaucoup de douceur et d'émotion. Son timbre sombre et charnu, aux graves appuyés, dégage une sonorité puissante et expressive qui emplit la salle.
Sa collègue Gabriella Reyes incarne vocalement Cio-Cio San de Madame Butterfly. Elle se présente par une voix claire et solaire : les notes sont bien en place, le texte par contre s'avère moins distinct. Son émission est bien dosée, en bon équilibre avec l'orchestre, alors que sa voix poitrinée éclate dans les forte retentissants.
La mezzo française Adèle Charvet, qui remplace Nadezhda Karyazina, entonne une Habanera (Carmen) rapide en s'appuyant sur une prononciation assez éloquente et nuancée. Son talent musical atteint son comble dans le phrasé très élégant et soigné, secondé par une large élasticité vocale (mais les aigus poitrinés sont moins stables et perdent leur force).
Adela Zaharia en Lucia di Lammermoor s'attaque à l'air de la folie avec une immense assurance qui impressionne l'auditoire. Son timbre rond et radiant brille notamment dans les cimes du registre. La légèreté et la souplesse de la soprano colorature lui permettent de tisser les divers passages vocaux sans aucun encombre. La longueur du souffle et la justesse sont tout aussi impeccables.
Enfin, Lauren Fagan chante probablement (et visiblement ce soir) la plus connue des arias interprétées par Callas : "Casta Diva" de Norma. Son appareil sonore robuste et assombri s'attaque solidement aux vocalises, avec une prosodie correcte. Son expressivité s'épanouit dans les sections moins rapides et plus calmes, avec une voix de tête très posée et stable.
Yoel Gamzou tient fort les rênes de tout l'effectif orchestral maison, avec assurance et conviction. Quelques désynchronisations rythmiques apparaissent occasionnellement mais sa direction reste appliquée et maîtrisée, surtout dans la scène finale où l'orchestre s'engage avec ses pleins moyens.
Au son de la Casta Diva, cette fois chantée par Maria Callas depuis un haut-parleur, Marina Abramović marche vers l'obscurité dans sa robe dorée qui rappelle la mort par l'embrasement de son héroïne. Une fois les lumières éteintes, le public ovationne l'artiste performeuse, ainsi que le reste de l'équipe artistique, notamment les sept jeunes chanteuses.