Le Génie de Mademoiselle Duval dessablé à Sablé
Cette mystérieuse Mademoiselle Duval, femme du siècle des Lumières et compositrice dont on ne connaît même pas le prénom était fille d’une danseuse à l’Académie Royale de Musique. Elle y sera par la suite chanteuse puis claveciniste et compositrice. C’est certainement grâce à son protecteur, le Prince de Carignan, inspecteur général de cette Institution que son œuvre fut jouée alors qu’elle n’avait que 18 ans. Avec Les Génies ou Les Caractères de l'Amour (1736), Mademoiselle Duval succède ainsi à Elisabeth Jacquet de la Guerre qui avait réussi avec Céphale et Procris (1694) à réaliser l’exploit de faire jouer une œuvre lyrique composée par une femme. Des recherches sont actuellement entreprises au CMBV pour la remettre à l’honneur avec notamment la résurrection de cette partition.
À l’époque, hommes et femmes composaient selon des critères communs et il n’y avait pas de marque de "féminité" perceptible ou recherchée. Les Génies ou Les Caractères de l'Amour, sur un livret de Jacques Fleury, est intitulé opéra-ballet mais n’a pas le sens qu’on lui attribue aujourd’hui (une œuvre dramatique dansée avec un accompagnement orchestral). Au XVIIIème siècle, le ballet est une suite de petites intrigues amoureuses liées à un thème extérieur. Le thème des Génies correspond à celui des Eléments : les ondins pour l’eau, les gnomes pour la terre, les salamandres pour le feu et les silphes pour l’air. La musique repose sur un principe d’imitation : une musique rapide et légère pour l’air, des danses lourdes et des marches pour la terre, des déferlements de traits rapides, de notes répétées pour le feu, une texture légère et coulante pour l’eau.
C’est dans le langage musical (entre Lully et Rameau) qu’elle se montre plus originale et surprenante comme dans les grandes pièces d’orchestre comprenant des passages virtuoses pour accompagner les chanteurs. L’écriture à la fois mélodique (issue d’un style italianisant) et rythmique (provenant du style français) donne un résultat pétillant et solaire. La basse continue est colorée, très rythmique, révélatrice de son métier de claveciniste (elle tenait d’ailleurs elle-même cette partie lors de la représentation afin de prouver qu’elle était bien la compositrice). Mademoiselle Duval aime aussi la théâtralité et tout ce qui est à la mode en France comme l’exotisme. Elle maîtrise des codes, des langages et possède déjà une grande maturité d’écriture, surprenante pour son âge, notamment en ce qui concerne la voix.
Pour le choix des interprètes, Camille Delaforge, claveciniste et cheffe de chant expérimentée, souhaitait des voix lyriques, capables d’aborder cette œuvre demandant de la vocalité car les tessitures sont très développées (en particulier pour la mezzo-soprano) et la virtuosité présente. De la technique et de la pratique mais aussi des chanteurs qui savent dire un texte, raconter une histoire en premier lieu. Les quatre jeunes chanteurs choisis assurent aussi les parties de chœur. Bien projetée, la voix soprano de Jodie Devos a un léger vibrato, une prononciation précise qu’elle affirme par une belle énergie et des attaques nettes dès le prologue où elle incarne l’Amour. Sa voix ronde et modulante, son aisance dans la tessiture élargie, son sens dramatique se révèlent dans les nombreux personnages qui lui sont confiés, de l’amante infortunée Lucile en passant par l’ambitieuse Zaïre ou la coléreuse Isménide.
La mezzo Anna Reinhold possède un timbre sensuel et velouté. Sa bonne diction et son souci de varier l’émission vocale selon les affects rendent le texte expressif et donnent du relief aux personnages interprétés. L’étoffe d’une tragédienne transparaît dans l’interprétation de la nymphe qui préfère inonder la scène plutôt que de suivre l’inconstant Léandre ou encore celle de la rageuse et perfide Pircaride. La prestation de Fabien Hyon est plus inégale. Sa voix au timbre clair, bien homogène avec un registre mixte maîtrisé lors de ses premières interventions devient trop forte avec des attaques percutantes et une perte du récit « baroque » en fin de concert, notamment lorsqu’il interprète le silphe de la dernière entrée.
Enfin, Guilhem Worms affiche une voix de baryton-basse à la large étendue. Le timbre est puissant avec des graves imposants qui conviennent pleinement pour interpréter aussi bien les personnages de Zoroastre que de Numapire criant vengeance par le feu. Cependant, il reste toujours dans cette même intention et ne diversifie pas assez ses personnages (comme celui du faux Dieu séducteur répondant au nom d’Adolphe) même si la technique tout comme la diction sont impeccables.
Les quatuors demanderaient à être plus équilibrés entre voix d’hommes et de femmes mais l’exercice est difficile dans cette œuvre unique où les chanteurs doivent montrer des facettes très différentes, propres à chaque génie, et s’adapter rapidement dans une version réduite à 1 heure 40 (au lieu de 3 heures).
L’Orchestre Il Caravaggio en petite formation de 15 musiciens est dirigé par une cheffe enthousiaste, dansante et investie. Menés par un continuo dynamique, les instrumentistes enchaînent ainsi avec aisance les airs, duos et quatuors et plus particulièrement les danses bien interprétées dans le respect des caractères et des tempi. Même s’il fait preuve d’ingénuité et de musicalité, l'ensemble manque cependant par moment de diversité dans les effets mais aussi dans l’expressivité des caractères et l’accompagnement des chanteurs.
Si Les Génies furent mal accueillis du public de l’époque, ce fut surtout semble-t-il à cause de son livret. Le public de ce soir lui donne une revanche en demeurant très réceptif et reconnaissant du travail de Camille Delaforge, des chanteurs et des musiciens. Il n’aurait ainsi certainement pas contredit les critiques élogieuses de l’époque concernant les qualités musicales de l’œuvre, dont celle de Voltaire : « Si un opéra d’une femme réussit, j’en suis enchanté : c’est une preuve de mon petit système que les femmes sont capables de tout ce que nous faisons ».