Juan Diego Flórez à Gstaad, la voix de l’éternelle jeunesse
Décidément, le poids du temps qui passe semble n’avoir aucun effet sur Juan Diego Flórez. Quelques traits de visage sont certes un peu tirés, et l’on devine ici quelques (rares) cheveux blancs qui rappellent que la cinquantaine n’est pas loin, mais pour le reste, c’est comme si le ténor péruvien était toujours ce jeune premier Almaviva (entre autres) prodigieux qui avait conquis l'Amérique et l’Europe au milieu des années 2000. Qui se remémore cette époque se souvient d’un artiste à la voix ample et pure, d’une sonorité flamboyante, avec un sens du phrasé délicieux de raffinement. Qui se trouve là, quinze ans plus tard à Gstaad en ce frais soir de septembre, constate qu’au fond pas grand chose n’a changé depuis. La voix reste éclatante et plus que jamais assurée, le souffle inépuisable, et c’est en pleine connaissance et maîtrise de ses moyens que le chanteur vedette vient exécuter un programme de gala au contenu n’ayant au fond qu’une vocation : combler un public venu avec les yeux de Chimène pour applaudir son ténor favori.
En guise d'apéritif, version champagne et foie gras, l’artiste aborde d’abord ce répertoire rossinien qui a tant fait pour sa gloire. En Florville d’Il Signor Bruschino (“Deh tu m'assisti amore”), puis en Idreno de Semiramide (“La Speranza più soave”), l’étoile Flórez brille d’emblée de mille feux sonores. La projection est d’une brillance et d’une puissance pleinement contrôlées, la ligne de chant est nourrie par une projection aussi large que distinguée, et les aigus sont évidemment solaires. Toujours saisissant, il vient ensuite servir le répertoire de Donizetti, autre territoire de prédilection pour l’artiste. Là, tout en facilité, et ne cédant jamais à la tentation de trop en faire (en forçant la projection par exemple), le ténor se faufile avec gourmandise sous les traits de Nemorino puis du Duc d’Albe. Forcément très attendue, la romance du premier (“Una furtiva lagrima”) est portée par un chant touchant des sommets d’expressivité et de sensibilité. Mains sur le cœur, yeux fermés, le ténor habite pleinement un rôle qu’il magnifie, fidèle à lui-même, d’une voix aux contours diaprés et lustrée par des demi-teintes emplies d’une touchante tendresse. Noblesse de chant, délicatesse d’émission, incarnation portée par une juste émotion : tout y est, aussi, dans ce grand air du Duc (“Angelo casto e bel”) venant conclure la première partie du spectacle.
Romantique et charmeur
Des réjouissances qui redémarrent ensuite avec Verdi. En italien d’abord, sous les traits d’un autre Duc (de Mantoue), avec un incontournable “Questa o Quella” plein d’entrain. En français ensuite, avec l’air du Gaston de Jerusalem, “Je veux encore entendre ta voix”, où l’instrument se déploie avec une homogénéité sonore, une même aisance d’émission, sur une large ampleur. Dans ce répertoire français qu’il s’est désormais pleinement approprié, le ténor en vient ensuite à Gounod, en Romeo (“Ah, lève toi soleil”) puis en Faust (“Salut demeure chaste et pure”), deux personnages ici servis dans un style très mozartien, avec plus de ravissement que de bouillonnement, la ligne mélodique ne cessant jamais d’être pure et limpide, et la projection d’une rondeur admirée. Ses aigus sont émis avec une facilité et une longueur de souffle déconcertantes. Ainsi, dans cette forme olympique, après une longue ovation (et même plusieurs), l’artiste ne peut que se livrer à une farandole de bis constituant comme une troisième partie de concert. Guitare en mains, le ténor joue de son charme et de la souplesse de son instrument vocal pour interpréter deux mélodies napolitaines (le fameux “Catari, core’ngrato” popularisé en son temps par Tino Rossi, puis le non moins fameux “Torna a Surriento” de De Curtis), puis une chanson andalouse signée Joseph Lacalle (cet “Amapola” notamment popularisé par les Trois ténors). Arrive ensuite l’incontournable et non moins délicieux “Cucurrucucú Paloma”, que l’artiste sait lustrer des plus belles intonations vocales et demi-teintes, avec quelques notes si longuement tenues que même les bravi du public, pourtant si nourris, ne parviennent à l’interrompre. Enfin, les festivités vocales se terminent par un “Nessun dorma” tout en incandescence, ce qui doit tant à la prestation vocale qu’à celle de l’orchestre qui ici l’accompagne.
De sa direction précise où même des mouvements de poignets discrets et des coups d’œil suffisent à faire autorité, Christopher Franklin, fidèle compagnon du chanteur, guide en effet les musiciens du Musikkollegium Winterthur sur toutes les directions sonores et rythmiques. Spécialiste du répertoire italien et de ses plus illustres compositeurs, le maestro leur rend ici hommage en servant leur musique avec élan et passion sans jamais perdre le contrôle des pupitres, notamment dans ces ouvertures (de La Cenerentola ou de Don Pasquale) aux sonorités dessinant comme une tempête orageuse dont les grondements se font plus forts à mesure que les coups d’archets se font plus amples chez les cordes, et les crescendi toujours plus appuyés dans le tutti. Dans un autre registre, le puissant lyrisme de l’Intermezzo de Cavalleria Rusticana est aussi pleinement restitué. L’orchestre reçoit ainsi une chaude ovation du public, qui se lève comme un seul homme lorsqu’apparaît une dernière fois la grande vedette lyrique d’une soirée placée sous le signe de la grâce vocale et de l’éternelle jeunesse.