Un Pari(s) artistique qui ne "Manque Pas D’Airs"
L'ironie urbaine a donné des noms de légendaires compositeurs russes à deux rues, une allée et un parc formant l'un des plus tristes et désertiques recoins de Paris : aussi loin des transports qu'il est possible dans la capitale. Et pour cause, cet itinéraire contourné de tous (l'inverse exact du "lieu incontournable") tourne littéralement le dos à la ville et à la vie de tous les côtés. Et pourtant, et pour cause, c'est ici (et maintenant, en cette fin de mois d'août particulièrement calme), dans ce parcours desservant des arrières d'immeubles et bloqué contre une ZAC (Zone à Construire) tristement mais justement nommée "Chapelle-Charbon" et où un parc est promis pour 2030 avec le grand Paris, c'est là précisément que la compagnie d'Alexandra Lacroix a décidé de concevoir, jouer et danser les musiques des quatre compositeurs inscrits sur les plaques municipales.
Sont ainsi interprétés successivement mais avec enchaînements : les Tableaux d'une exposition de Moussorgski dans la rue Moussorgski, Le Vol du Bourdon de Rimski-Korsakov dans l'allée Rimski-Korsakov, le Lac des Cygnes de Tchaïkovski rue Tchaïkovski, Vocalise et Deus Meus de Rachmaninov dans son jardin (à chaque fois un interprète place une nouvelle plaque de rue, avec le nom du compositeur et de la pièce interprétée).
La rencontre entre les musiques des compositeurs et leurs rues se matérialise dans cette performance déambulatoire, à travers quatre stations, par la rencontre entre quatre danseurs et quatre musiciens d'esthétiques différentes et complémentaires. Le parcours se structurant sur quatre noms-toponymisés, il se file sur une structure en quatre duos chant-danse mais les huit interprètes sont impliqués dans toute cette performance d'une heure, amenant le public à suivre ce parcours, notamment par une longue corde tendue sur les poteaux à travers ces petites rues vides : un fil qui symbolise le lien entre les compositeurs russes, comme entre musique et danse, entre l'art et la vi(ll)e, entre autres.
Chaque musicien a son instrument et son esthétique, chaque danseur également. Les musiciens proposent des formes d'improvisation-variation sur des thèmes emblématiques des compositeurs, avec (jusqu'au corps-à-corps) les danseurs qui en réimaginent des versions dansées.
Le cercle et la craie sont les outils du duo formé par Alexandre Perrot (contrebassiste) & Natalia Jaime-Cortez (performeuse, plasticienne). Des cercles de craie sont tracés au sol par les grands ronds que celle-ci dessine en yogie avec les bras, et d'autres sont même dessinés par une craie placée au bout de la pique de la contrebasse (qui ensuite, posée à plat, devient un tambour cymbalum avec des craies entre corde et touche pour fixer des notes et vibrations).
Déjà résonnent au loin les vocalises du chanteur lyrique François Rougier, qui vont du grave au suraigu et accélèrent en mouvements chromatiques jusqu'à dévoiler l'un des plus fameux thèmes virtuoses au monde : Le Vol du Bourdon de Rimski-Korsakov. Le simple fait que ce thème synonyme de virtuosité effrénée et vertigineuse ait été confié à un chanteur, est un hommage rendu à son endurance articulatoire qui conserve justesse et précision dans des élans immenses. D'autant plus que la danseuse Ghislaine Louveau le projette et le soulève (et le déshabille), le chanteur assumant aussi une part de comique physique pour ce bourdon.
Le saxophone jazz de Florence Kraus devient chalumeau envoutant faisant se contorsionner le danseur hip-hop chewing-gum Yohann Hebi Daher sur des réminiscences du Lac des Cygnes. Tout peut devenir musique si la ville est une salle de concert : la saxophoniste frappe les grilles d'un immeuble puis gratte la gangue plastique d'un câblage comme un serpent, comme le bruit produit en écho par une bouteille d'eau frottée sur les cordes de la contrebasse.
La transe devient collective, ressemblant à du Keersmaeker sur du Reich, et semble projeter le danseur Dimitri Szuter dans le petit cours d'eau artificiel qui coupe en deux le Jardin Rachmaninov. Il rejoint sur l'herbe l'accordéoniste Sven Riondet et les deux hommes étirent l'instrument et ses sons. Les pinces à linge maintenant les touches pourront aussi servir plus tard à étendre les vêtements mouillés du danseur. Les deux artistes poursuivent leur corps-accord avec l'instrument et se transforment eux-mêmes en instrument, prenant des postures d'accordéon.
Ce projet se frottant ainsi littéralement aux lieux et aux arts, la compagnie se donne désormais pour mission d'aller faire vibrer toutes les rues de Paris portant des noms de compositeurs, avec leur musique correspondante.
Ce projet initié dans ce no-man's-land vise même le no-woman's-land Parisien : si de nombreux compositeurs sont honorés dans des rues de Paris (notamment autour de l'opéra), les compositrices sont très peu nombreuses. Rendez-vous est donc pris pour jouer du Germaine Tailleferre dans sa rue, Augusta Holmès et Lili Boulanger sur leurs places. Mais pour trouver d'autres noms encore, il faut alors élargir les critères de recherches au-delà des compositrices et des styles, aux interprètes : Allée Maria Callas, Place Dalida, Rue Ella Fitzgerald, Allée Nina Simone, rue Cesária Évora, etc., et puis jusqu'aux personnes et personnages ayant inspiré l'opéra, Place Carmen, Allée Adrienne Lecouvreur, ou encore à la danse rue Martha Graham ou Patio-place Pina Bausch.