Tannhaüser à Bayreuth : Libre de vouloir, d’agir et de jouir
Tobias Kratzer dessine un Tannhäuser en trompe-l'œil, avec un humour et une intelligence qui savent jaillir toujours de l'inattendu. Imaginant un Venusberg où Vénus dirige une équipe de circassiens déjantés, avec le Nain Oskar (Manni Laudenbach) et le danseur Kyle Patrick, remplaçant au pied levé l'artiste travesti Le Gâteau Chocolat, absent en raison des contraintes de quarantaine sanitaire.
Tannhäuser est ce clown triste et las qui finit par quitter cette improbable troupe pour retrouver son ancien amour Elisabeth. Triste également, et mal à son aise dans la société de la Wartburg corsetée de règles et qui trompe son ennui dans des concours de chant désuets, celle-ci exhibe secrètement les traces d'une tentative de suicide. Les deux personnages tournent le dos au slogan agité par Vénus, reprenant les termes de Wagner durant la révolution dresdoise de 1848 "Frei im wollen, frei im thun, frei im geniessen" ("Libre de vouloir, libre d’agir, libre de jouir"). Ces deux destins malheureux sont accompagnés par le chœur des pèlerins : festivaliers se pressant comiquement pour rendre un culte à Wagner sur une colline où trône la maquette du Festspielhaus au premier acte, puis vagabonds et exclus de la société au dernier acte.
La virtuosité avec laquelle Kratzer joue des effets vidéos à l'acte II permet de traiter le concours de chant avec un art consommé du champ et hors-champ, montrant notamment le personnage de Wolfram déchiré par un amour qu'Elisabeth lui refuse. Le film de conclusion montre une happy end entre elle et Tannhäuser, images d'un rêve enfui et impossible car, sur scène, le clown pleure le suicide d'Elisabeth dont le corps gît entre ses bras.
Cette reprise est assurée par un plateau parmi les plus équilibrés et les plus performants entre toutes les productions de cette édition. Stephen Gould a apprivoisé du rôle-titre une ligne sans doute trop dure et trop héroïque la première année. Le jeu d'acteur est encore un peu fruste mais l'art du phrasé dans le récit de Rome ou la déclamation dans le concours de chant le trouvent à son meilleur. L'occasion est notamment donnée d'admirer la façon dont il module une caractérisation vocale de toute beauté, quand le héros laisse percer une humanité et une tristesse sans bornes.
Juste après une Sieglinde inoubliable, Lise Davidsen stupéfie le public avec une Elisabeth qui tranche absolument avec une tendance récurrente chez d'autres à traiter avec candeur béate ce rôle bien plus complexe, techniquement et théâtralement. Le volume et l'engagement du "Dich, teure Halle" atteignent des sommets d'inspiration et de noblesse.
Le Wolfram de Markus Eiche complète avec brio ce trio principal. Le baryton allemand déploie toute la subtilité et la retenue d'un authentique chanteur de Lieder. Un artiste dont le Festival peut s'enorgueillir, tant pour son niveau que sa fidélité.
La Vénus d'Ekaterina Gubanova est enfin présente au rendez-vous, après une annulation en 2019 pour raisons de santé. La voix est riche et homogène sur tous les registres, avec une épaisseur et une densité dans les couleurs qui réjouit d'autant plus qu'elles se combinent avec un abatage et une présence remarquables. Son épatant numéro d'actrice dans le concours de chant fait rire aux larmes un public largement séduit depuis la scène du Venusberg.
Günther Groissböck est un Landgrave de luxe, éminemment Wotanien dans la manière dont il fait entendre une surface vocale saine et irradiante. L'auditoire salue également l'impeccable et sonore Alexandra Steiner qui donne à la scène du pâtre une couleur attendrie, ainsi que les deux nouvelles recrues Magnus Vigilius et Olafur Sigurdarson (Walther von der Vogelweide et Biterolf) complétant un aréopage de haute tenue avec Jorge Rodríguez-Norton (Heinrich der Schreiber) et Wilhelm Schwinghammer (Reinmar von Zweter).
Axel Kober officie en fosse, dégageant des perspectives sonores au sein desquelles l'énergie instrumentale se plie avec vigueur et brio à une gestuelle claire et sûre (les rythmes martelés et le ruissellement des cordes à la fin de l'ouverture). Ce Tannhäuser épique et narratif se distingue brillamment de l'épisode Gergiev lors de la première en 2019. Bayreuth revient ici à un chef de tradition qui connaît parfaitement l'acoustique si particulière du lieu pour y avoir dirigé en 2013 et 2014 le Tannhäuser dans la production de Sebastian Baumgarten et trois années durant le Vaisseau fantôme de Jan Philipp Gloger. D'ores et déjà une valeur sûre du Festival, Axel Kober sera probablement attendu dès l'an prochain pour la dernière année du Lohengrin par Yuval Sharon.