Carmen l'inconstante au Théâtre gallo-romain de Sanxay
Le chef d'orchestre de ce spectacle venait pourtant, comme les principaux solistes invités régulièrement à Sanxay, auréolé d'un pedigree national et international (Roberto Rizzi-Brignoli, Directeur musical du Teatro Municipal de Santiago de Chile et du Santiago Philharmonic Orchestra est un habitué des maisons d'opéra à travers la France notamment, ainsi qu'en Allemagne). Mais hélas, peut-être trop inspiré par l'histoire des lieux au point de vouloir transformer la corrida de Carmen en une course de char effrénée, sans doute aussi en raison des difficultés et courtes périodes de répétitions en cette période de pandémie, peut-être aussi pour s'assurer que tous les musiciens et solistes gardent une énergie rythmique assurant la vitalité indispensable aux dynamiques de cette partition et d'un concert en plein air, le chef d'orchestre confond visiblement vitesse (de sa baguette) et précipitation (envers les musiciens). La rapidité devient ainsi une pente d'accélération glissante tout au long de la soirée et empêche alors complètement ce qu'elle cherche pourtant précisément à atteindre : les dynamiques se transforment en retards constants et décalages fréquents. Dans l'excès, toute qualité se change en défaut, à commencer par la capacité du chef à subdiviser les pulsations pour marteler chaque attaque et accent (montrant d'autant qu'ils sont impossibles à suivre même pour un orchestre de grande qualité comme celui réuni par Sanxay). Le chef finit même par réduire sa direction à des moulinets exigeant autant d'accélérations et à des gestes pour s'éventer (ou chasser quelque bestiole volante). Le couvre-feu qui exigeait une fin de spectacle à heure fixe et très tôt n'est pourtant plus en vigueur, ce festival se déroule même à la nuit tombante puis tombée (le public regagnant ses véhicules après 1h du matin).
La musique contraste donc d'autant plus (jusqu'à l'opposition) avec la mise en scène enchaînant des tableaux fixes. Les choristes sont réunis autour de l'élément scénique central : une évocation de la piste d'arène (et du drame) en forme d'ellipse inclinée. Le mur en fond de scène aide à la réflexion vocale mais plonge aussi le spectateur dans une forme de réflexion interrogative tant cette porte avec un motif de coiffe égyptienne sur pilastres rappelle davantage l'univers de la précédente production maison (Aïda déjà signée Jean-Christophe Mast) plutôt que Carmen, même si la porte est assombrie comme par la fumée des cigarières. La production invite toutefois trois danseurs et trois danseuses flamenco, très applaudis pour leur prestation typique et en lien avec l'ouvrage, mais auxquels il est demandé de frapper du pied au rythme des temps forts de la musique (une rencontre littérale, qui se décale également : la musique de Bizet est une évocation espagnole et pas une musique d'accompagnement flamenco).
Les deux extrémités cinétiques entre la fosse et le plateau (ajoutées aux enjeux du chant en plein air) exigent des solistes une prestation vocale claire et sûre pour que leurs voix s'expriment entre ces fourches caudines. Pourtant, l'interprète de Carmen (la mezzo géorgienne Ketevan Kemoklidze) rajoute encore à la complexité de l'ensemble en changeant constamment sa production vocale (plusieurs fois au sein des mêmes phrases). Présentant plusieurs Carmen successives au lieu d'une cohérente, l'interprète montre davantage la diversité de son chant que sa richesse, passant en quelques syllabes d'un son très précis et clair à un timbre sourd, d'un sombre nasalisé à un aigu piquant, d'une articulation typique du français populaire à une langue inintelligible, du piano au forte avec des sons glissés en transitions et qui remontent vers la justesse sur les crescendi.
Le ténor azéri Azer Zada (qui tenait déjà le rôle principal masculin pour Tosca à Sanxay en 2018) revient, en Don José. Il pare pour sa part au plus pressé en sacrifiant les paroles dans les passages rapides, mais il s'avère en fait inintelligible même dans les moments plus amples et lyriques (malgré une large articulation). Ceux-ci lui permettent toutefois de déployer des couleurs et une lumière seyant aux aigus de ce rôle. S'il ne traduit pas la terrible douleur du drame final, son grand air amoureux ("La fleur que tu m'avais jetée"), visiblement maîtrisé par de nombreuses interprétations passées, a le temps de déployer son lyrisme construit.
De fait, ce sont trois autres voix qui s'imposent ce soir, en imposant leur lyrisme vocal opulent et leur abattage scénique à la battue. Adriana Gonzalez, soprano guatémaltèque qui a remporté la dernière édition du plus prestigieux des concours de chant, avec un doublé dans les catégories lyrique et zarzuela (au Concours Operalia pour lequel deux sopranos françaises sont en lice cette année) offre une prestation aussi complète que cohérente en Micaëla, alliant avec intensité le lyrisme et la douceur du personnage et de la partition. La chanteuse enchaîne elle aussi les plus grands contrastes, mais seulement comme un sommet expressif et même avec une cohérence de souffle lyrique entre le grave poitriné et l'aigu.
L'Escamillo de Florian Sempey résonne intensément dans cette arène qu'il domine comme il se doit pour un torero. Le baryton assied le tempo par l'ampleur de son chant, des tenues et accents de ses phrasés bien marqués, de ses élans lyriques tonnant vers les aigus mais aussi par la douceur de son médium.
Charlotte Bonnet offre à Frasquita une voix complète, l'aigu rayonnant sur un médium piquant et long, gardant le caractère du personnage et la longueur du phrasé. Elle propose même davantage de grave que sa collègue Mercédès, pourtant mezzo, Ahlima Mhamdi qui décroche parfois dans le bas de sa tessiture, sauf dans le parlé et pour s'élancer vers l'aigu marqué.
Le Dancaïre et Le Remendado d'Olivier Grand et Alfred Bironien font la paire (de contrebandiers), aussi complémentaire vocalement que physiquement pour le jeu théâtral. La ligne du baryton est un peu relâchée dans le cœur de voix et le timbre, mais l'articulation est aussi intelligible que pour le ténor, très net dans ses aigus.
Yoann Dubruque et Nika Guliashvili respectivement en Morales et Zuniga, et respectivement habitués des opéras dans le Nord et le Sud de la France, offrent des voix aux antipodes. Le premier déploie sa noble articulation au timbre clair, son médium grave et doux profitant d'une projection bien mesurée, qui s'intensifie avec la couverture dans l'aigu (même si le souffle manque un peu sur les longs phrasés). Le second campe davantage le caractère de son personnage et de son chant sur un grave rond, manquant de résonances aiguës.
La petite douzaine de soldats en uniformes jaune citron est trop sollicitée pour un tel nombre et à une telle vitesse, mais de fait les voix se distinguent en se séparant, montrant que ces chanteurs sont recrutés parmi des chœurs professionnels constitués. Les femmes plus nombreuses et davantage proches (sur le plateau et vocalement) offrent une parenthèse de douceur (davantage que de sensualité), fugace comme la fumée où se dissipent bientôt les rythmes.
Le chœur d'enfants entrant au pas est bien calé rythmiquement, permettant d'apprécier leur chant souriant comme leurs minois (deux voix s'échappent de la justesse comme pour incarner ainsi des petits chenapans solfégiques). Ils pressent toutefois le pas rythmique à leur tour, enthousiastes comme lors des saluts nocturnes à la fin du spectacle.
Quels que soient les bémols de ce spectacle qui font tiquer de nombreux mélomanes dans l'assistance, le spectacle est applaudi et suscite l'enthousiasme de nombreux spectateurs, ravis de retrouver ou de redécouvrir un tel lieu et les airs fameux d'une telle œuvre (que certains chantonnent discrètement tout au long du spectacle).