À Peralada, une royale Tosca clôturée par un énième tour de bis
Par leurs seuls noms et l’immense prestige qui s’y attache, ils sont toujours très attendus, forcément. Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann le sont d’autant plus en cette soirée catalane, après avoir quelques jours plus tôt marqué l’histoire du Teatro Real de Madrid : six bis pour l’une dans son “Vissi d’arte” (sur sept représentations), deux pour l’autre (en deux soirées) dans le non moins incontournable “E lucevan le stelle”. Autant de bis sur une même production, dont deux dans un même spectacle, l'opéra madrilène n’avait, de mémoire récente, jamais connu cela.
En ce soir de version de concert (venant conclure les représentations madrilènes), le public de Peralada est donc porté par une excitation certaine à l’heure de voir cette historique Tosca arriver au pied du fameux Castell local. Et il n’est pas déçu, parvenant lui aussi à obtenir que les deux vedettes bissent leurs deux grands instants de bravoure vocale. Magie d’un soir et magie d’un lieu, quand bien même le tour joué porte surtout à son avantage celle qui, assurément, s’affirme comme une grande Tosca de son temps.
Sous les étoiles, dans une robe d’abord scintillante puis noire après l’entracte (comme pour mieux porter son propre deuil), Sondra Radvanovsky vient éclairer la nuit catalane d’une performance solaire. La voix est ample en émission, le timbre radieux, et les aigus si sonores et projetés qu’ils doivent encore résonner, à l’instant présent, dans le ciel catalan. Généreuse en voix, la soprano l’est aussi dans la dimension théâtrale et tragédique, campant une Tosca toujours plus poignante à mesure que son funeste destin approche. À ce titre, le “Vissi d’Arte”, nourri par une force expressive totale et par l’emploi d’une voix plus ardente et vibrante que jamais, est un instant de suspension du temps, un moment de grande pureté vocale et d’émotion réelle à faire s’hérisser les poils. Sans surprise, l’audience, partiellement debout et applaudissant durant de longues minutes, demande à ce que l’air soit réitéré. Puisque bien rodée à l’exercice, la cantatrice américano-canadienne s'exécute avec gourmandise et obtient une seconde ovation non moins longue que la première. De fait, la performance de la soprano s’avère égale en qualité d’un bout à l’autre du spectacle (où l’acte II et III s’enchaînent ici sans pause).
Jonas Kaufmann, fidèle à ses habitudes pucciniennes et porté par son charisme de toujours, campe un Mario au timbre toujours aussi riche. Son émission est souple et incisive, la qualité globale du phrasé reste d’or, et le ténor allemand prouve aussi qu’il conserve une remarquable qualité de souffle (en atteste un valeureux “Vittoria”, tenu sur un long fil sonore). Poussé par l’indéniable valeur de cette performance, et sans doute aussi par quelques souvenirs (de quelque production londonienne, par exemple), le public réclame et obtient donc que le “E Lucevan le Stelle” soit aussi bissé. Ledit bis voit la musique enchaîner directement et ne laisser place à aucune nouvelle ovation, sans doute tant par manque de temps (la nuit étant déjà bien avancée) que parce que celle-ci s’annonçait un poil moins chaleureuse que celle réservée à la Tosca du soir.
Kaufmann reste Kaufmann, il ne tousse plus (contrairement à ses déboires de 2019 à Paris) et demeure une référence majeure en son domaine et en son temps. Mais la fatigue pointe aussi par instants, notamment lorsque la voix semble être enveloppée d’un léger voile et la projection se faire plus forcée, l’artiste ne cherchant en l’espèce aucunement à faire l’économie de ses moyens. Ce public là n’attendait de toute façon pas autre chose qu’une telle générosité de la part de l’un de ses chouchous.
Généreux, Carlos Alvarez l’est également. Le chant est ardent et l’émission solide, la voix présentant une égale sonorité sur l’étendue de la tessiture. Il y a de la noblesse et de la hauteur dans l’incarnation du baryton espagnol, dont la voix, quoique moins retentissante que naguère, conserve un mordant et une chaleur certaines. Mais il y a peu, ici, de la franche froideur et de l’aspect cruellement terrifiant qui s’attache d’ordinaire au personnage de Scarpia, et dont le Te Deum doit constituer l’apogée. Un apogée à l’intensité ici toute relative, l’absence de mise en scène et les bouches masquées des choristes n’arrangeant sans doute pas l’affaire.
À ses côtés, par sa voix assurée et incisive, Mikeldi Atxalandabaso est un honnête Spoletta, le rôle de Sciaronne étant servi par la basse austère de David Lagares. Gerardo Bullón est un Angelotti de bonne facture, à la voix claire et aisément audible. Avec son instrument de basse imposant mais à la résonance ici limitée, Valeriano Lanchas campe un énergique Sacristain, quand Ines Ballesteros, fugace voix de berger, donne à entendre un soprano candide et fleuri en intonation.
À la tête de l’Orchestre du Teatro Real de Madrid, achevant là une série de 17 représentations en un mois à peine, Nicola Luisotti imprime un rythme relativement modéré qui laisse surtout place à une expressivité totale et à une pleine virtuosité de l’ensemble des pupitres, qui trouvent tous à s’exprimer de fort belle manière (c’est le cas des violoncelles et de la clarinette, remarquables de justesse et de musicalité dans l’introduction du “E lucevan le stelle”). Le Chœur du Teatro Real, sur scène à l’acte I puis en coulisses après l’entr’acte, et bien que masqué, remplit aussi son rôle avec une belle homogénéité sonore. Enfin, scéniquement parlant, et même s’il s’agit d’une version de concert, il convient de saluer l’effort déployé par les solistes pour rendre l’action la plus vivante possible, Tosca n’y allant pas de main morte, par exemple, à l’heure de poignarder Scarpia : pas moins de sept coups de couteaux sont feints énergiquement. Sept, comme le nombre de bis qu’aura donc cumulé Sondra Radvanovsky lors de l’ensemble des représentations de cette Tosca appelée à faire date, et dont cette ultime incarnation catalane a constitué un idéal point final.