Nuit verdienne, trois cadors à Orange
Montée en hâte au printemps pour remplacer la « Nuit italienne » avec La Scala de Milan, dont la venue fut annulée pour raisons sanitaires, cette Nuit Verdienne n’en était pas moins très attendue par le public des Chorégies d’Orange avec trois références mondiales dans leur tessiture et sur ce répertoire : l’inénarrable ténor Roberto Alagna, le baryton Ludovic Tézier et la basse Ildar Abdrazakov. Un casting trois étoiles très masculin, et si le public se surprend, entre deux airs, à espérer entendre une voix féminine faire son apparition, la qualité des solistes et de l’Orchestre National de Lyon annonce une soirée mémorable.
Aux antipodes du « Viaggio italiano » de la semaine dernière, sonorisé et dont le programme était aussi éclectique que populaire, cette Nuit Verdienne ne s’attarde pas sur les grands tubes attendus de l’illustre compositeur italien, préférant mettre en avant des extraits des Vêpres Siciliennes, d’Attila, Oberto ou Ernani. Comme entre deux serre-livres, le programme débute par un cycle dédié à La Force du destin et se termine par plusieurs extraits de Don Carlo, dont la distribution sied particulièrement aux tessitures en présence ce soir. Les récitatifs étant inclus et les chanteurs faisant preuve d’un engagement scénique très palpable, des surtitres n’eussent pas été de trop.
Le chef Konstantin Chudovsky s’avère très à l’écoute des trois chanteurs et sait transmettre à l’Orchestre National de Lyon son énergie et sa rigueur, insufflant de protéiformes nuances au cœur des pupitres. Les cordes sont vivaces, les bois lumineux, les cuivres en place, les percussions subtiles, le tout sublimé par l’acoustique du Théâtre Antique. Dès le premier morceau, l’ouverture de La Force du destin, la richesse et l’épaisseur du son savent capter le public. Le premier violon et le premier violoncelle s’illustrent ensuite sur des solos très remarqués, l’un sur le prélude d’I Lombardi alla prima crociata et l’autre sur Don Carlo.
Après sa prestation remarquée ici-même dans Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, Roberto Alagna déborde encore d’énergie et d’enthousiasme. Sa voix si familièrement claire fait merveille sur un répertoire qu’il connaît par cœur. Certains aigus sont légèrement tirés et passent en force, comme sur l’air d’Alvaro « La vita è inferno all’infelice », mais les graves sont généreux et le vibrato dosé avec musicalité, en particulier sur « Quando le sere al placido » extrait de Luisa Miller. En véritable showman c’est le ténor français qui clôture la soirée sur un « Funiculi funicula » endiablé, repris par tout le Théâtre Antique.
Autre grand connaisseur du répertoire verdien, Ludovic Tézier offre un beau contraste vocal avec Roberto Alagna sur le duo « Solenne in quest’ora » (La Force du Destin). Il fait également montre d’une projection claire, triomphante, apparente sur le duo avec Ildar Abdrazakov extrait de Don Carlo. Son grand air de Rigoletto « Cortigiani, vil razza damnata » devient une véritable masterclass : les aigus sont projetés avec aisance et musicalité, avec juste ce qu’il faut d’intensité et de noirceur. Pour son bis, le baryton s’invite du côté de Jacques Brel avec « La Quête » extraite de L’Homme de la Mancha.
La voix sombre et profonde d’Ildar Abdrazakov ne manque pas non plus d’aplomb. Sur l’air le plus célèbre (et le plus applaudi) de la soirée, « Ella giammai m’amò », la voix chaude accompagne l’émotion de Philippe II sur une belle longueur de souffle. Le timbre est délicat mais assuré, riche en nuances. Le vibrato est admirablement maîtrisé. Lorsque la basse russe doit se vêtir d’habits plus sombres, comme sur l’air d’Oberto, la projection se fait plus puissante et menaçante. Sur le duo avec Roberto Alagna extrait d’Attila, les registres et timbres complémentaires des deux chanteurs enfantent d’une intrigante synergie. Une complicité vocale autant que scénique qui constitue le cœur de cette soirée.