Silence de la mer (et lumière de la mort) à l'Opéra de Vichy
Né il y a tout juste 120 ans et mort il y a 50 ans, Henri Tomasi (1901-1971) fut le Directeur du festival d’été de l'Opéra de Vichy entre 1947 et 1955. Il fut aussi un chef d’orchestre et compositeur actif, signant notamment nombre de concertos, pièces de musique, ballets ou encore opéras (dont le plus connu est sans doute Don Juan de Mañara, créé scéniquement à Munich en 1956 après plusieurs représentations parisiennes en version de concert). En 1959, le Corse compose un monologue lyrique, Le Silence de la Mer, directement inspiré du livre du même nom de Jean Bruller, alias “Vercors”. Écrit clandestinement en 1942, l’ouvrage narre l’histoire d’un officier allemand amoureux de littérature, qui en vient à trouver demeure dans une habitation française réquisitionnée par son État Major. Une maison où le soldat doit faire face à l’indifférence et à un silence pesant, celui d’un oncle et de sa nièce ne goûtant guère sa présence et voulant, par leur mutisme patriotique, faire acte d’une forme de Résistance passive. Une austère atmosphère qui constitue la trame de l’ouvrage autant que de sa retranscription musicale qui, sur la scène de Vichy, se trouve ici servie par Marc Scoffoni.
Ouvert à un répertoire romantique aussi bien que contemporain, le baryton français trouve en l’œuvre de Tomasi, lointaine cousine du Voyage d’Hiver de Schubert, une occasion de faire briller tant ses talents de chanteur que de conteur. De sa voix portant haut et fort, émise avec facilité et non sans une belle rondeur de timbre, Marc Scoffoni donne tout le relief attendu à la lecture chantée du texte de Vercors, conférant à l’officier allemand les traits idoines de gravité et de solennité. L’on s’imagine sans mal dans un salon chauffé par une immense cheminée de pierre, dans quelque village rendu au calme le plus total et ceint par des campagnes embrumées et balayées par des vents froids. Ainsi, accompagné par les impeccables (jeunes) musiciens de la Mahlerian Camerata, qui semblent ici se devoir frotter à l'exécution d’un véritable concerto, le chanteur livre une prestation en tout point juste et investie, de sa voix ample et joliment épanouie dans l’aigu, le tout nanti d’une diction délicatement ciselée donnant à la lecture du texte une parfaite intelligibilité. A juste titre, des applaudissements nourris viennent conclure cette lecture chantée pleine de conviction et d’expressivité musicale comme théâtrale.
Corse d’origine comme Tomasi, Vannina Santoni est l’autre soliste de cette soirée lyrique vichyssoise laissant place à un répertoire guère plus joyeux : Les Quatre derniers Lieder de Strauss. Mais si la lumière n’est pas dans le texte (qui consiste en une forme de dernier souffle testamentaire du compositeur allemand, qui mourra un an après la création de l'œuvre en 1948), elle est assurément dans la voix de celle ici amenée à en servir la splendeur lyrique et solennelle. Davantage rompue à un répertoire romantique italien ou français (elle fut une Melissande remarquée dernièrement à Lille), la jeune soprano se confronte pour la première fois à la partition de Strauss, forte d’une certaine maturité et d’un outil vocal doté d’un large potentiel. Pour chanter la mort, celle qui s’apprête à donner la vie (elle est enceinte) use avec maîtrise et sensibilité d’une voix de large amplitude sonore et très joliment vibrée, à l’émission aisée et capable d’aigus solaires, ou plutôt célestes en de telles funestes circonstances. La ligne de chant, soignée et homogène sur l’ensemble des registres, se trouve nantie d’un phrasé de velours et d’ondulations chatoyantes, des notes éthérées laissant place au besoin à un phrasé davantage enflammé, le tout étant porté par une même capacité à incarner totalement l'exploration et l’affliction. L’on se trouve ainsi totalement envoûtés, suspendus aux lèvres d’une artiste au visage pleinement expressif et à la diction appliquée, dont la voix compose une parfaite fusion sonore avec l’orchestre de la Mahlerian Camarata.
Placée sous la direction du dynamique et charismatique chef Benjamin Garzia, la jeune phalange française, créée il y a quatre ans (aux Off des Chorégies d’Orange) dans le but de perpétuer l’œuvre et l’esprit de Mahler, dégage une force expressive qui, tout juste restreinte par le nombre (une vingtaine de musiciens se trouvent sur scène), n’en dégage pas moins une sonorité d’une émotion saisissante, polie par la puissance et la justesse des cuivres et par les coups d’archets plein d’élan des pupitres de cordes. Une prestation dont la qualité vaut tant pour les deux œuvres précitées, où les deux artistes vocaux trouvent un accompagnement idéal, que pour les deux autres pièces jouées lors de ce concert : Till Eulenspiegel, poème symphonique de Richard Strauss, ou encore “Blumine”, retranscription d’un extrait de la Symphonie “Titan” (la première) de Mahler. Un compositeur dont Benjamin Garzia et son ensemble, par la justesse et la générosité de leur interprétation, servent l’héritage musical de la plus belles des manières, au même titre que celui d’un Henri Tomasi soudain revenu à la lumière dans cette salle dorée dont il a tant contribué à la renommée et au dynamisme, au milieu du siècle dernier.