Pierrot Lunaire avec Funambule au Festival d’Aix-en-Provence
Patricia Kopatchinskaja a concocté une fascinante soirée réunissant ses talents de violoniste mais également de comédienne, chanteuse et cheffe de troupe. Au surplus, la Commedia dell’Arte qu’elle propose a toute sa place dans le petit théâtre à l’italienne du Jeu de Paume.
Les enfants présents pour ce spectacle tout public restent attentifs (murmurant « T’as vu ça ! », « C’est magique ! »). Pourtant, la musique pourrait intriguer. Ainsi un Caprice pour violon de Salvatore Sciarrino, dans des nuances piano, est atonale et contient des effets originaux. Dancer on A Tightrope (danseur sur une corde raide) de Sofia Gubaidulina, possède une formule rythmique très répétitive au violon, alors que le piano assène des masses résonantes bruiteuses. Les Impressions d’enfance de Georges Enesco sont au contraire sautillantes. Jeu de Darius Milhaud se déploie sur un thème très pulsé.
Un presto de Carl Philipp Emanuel Bach paraît a priori détonner, car les compositeurs précités sont du XXe siècle, mais l’arrangement qu’en fait Kopatchinskaja le met dans l’ambiance. De même, la Pièce op. 7 d’Anton Webern, qui est inséré dans le Pierrot lunaire (1912), de la même époque, est aussi atonal, mais la violoniste en révèle tout le suc par un jeu quasi expressionniste. Webern paraît ainsi sous un autre jour aussi bien que le cycle d’Arnold Schoenberg, l'hermétisme devient cette fois grotesque, merveilleux, désopilant, horrifique.
Certes ce spectacle ressemble à un programme de concert qui aurait été théâtralisé. Le lien pourrait paraître un peu forcé, entre la première partie, instrumentale, et la seconde, mélodramatique. Pourtant, Kopatchinskaja a ménagé une intensification lente depuis le vide, la pénombre, le presque rien de Sciarrino jusqu’aux ultimes poèmes du Pierrot lunaire totalement délirants et déchirants, en pleine lumière. La musicienne elle-même se métamorphose, extravertie insoupçonnée.
Les instruments apparaissent peu à peu. Après le violon en duo avec le piano (efficace Joonas Ahonen), arrivent la clarinette (Reto Bieri), la flûte (Júlia Gállego), l’alto (Meesun Hong Coleman), le violoncelle (Thomas Kaufmann) : instrumentistes sûrs et communicatifs.
Les deux personnages, du début à la fin, sont l’expansif Pierrot et la muette Funambule. Celle-ci, Johanne Humblet, se déplace très lentement, apporte une dimension symbolique, enchaîne des postures variées sans filet. Elle semble tomber mais c’est une ruse, elle tourne et revient à sa place. Dans les hauteurs, elle côtoie le symbole de la Lune, ou encore, une paire de chaussures s’accroche à sa corde.
Pierrot quant à lui connaît toutes les positions et circule dans l’espace. « Tout ce monde va, Rit, chante » (comme dit Verlaine). La mise en espace de Silvia Costa, exploite ainsi les verticales, les horizontales, les différents lieux, toujours fort à propos. Le figuralisme est au service de la clarté (dans le poème 14 qui parle de croix, Pierrot montre ainsi une croix qui se divise en deux pour figurer poétiquement, posées dans son dos, les deux ouïes d’un violon).
Le cycle est donc ébouriffant, avec le numéro expressif vocal de Kopatchinskaja. L’option choisie est de mélanger musique et bruits vocaux démonstratifs qui expriment les émotions et les significations des poèmes expressionnistes, de l’épouvante (pièce 8) à l’air béat (pièce 5). Selon le principe du Sprechgesang (parlé-chanté), les notes chantées restent des repères en complémentarité avec la voix parlée et ses mille exagérations. La comédienne et mezzo-soprano n’en fait pas une machine artificielle, ne se prive ni de raclements, ni d’étranglements ni d'aucun effet vocal pertinent. La voix est jeune, claire et légère, bien projetée, dans un style cabaret, sans vibrato. L’artiste se libère peu à peu et devient de plus en plus exaltée et possédée par son personnage extravagant. Tous les effets, y compris des tempi rapides, sont assumés et accentués (ainsi le « i » de Lieblich dans le n°15, étranglé en voix de tête). Elle prouve, en s'en servant, qu’elle domine son chant avec une justesse précieuse, mille et une facettes de sons, d'effets, de timbres et de souffles : toujours le fil du funambule, elle aussi.
Au terme de cette soirée très appréciée du public, deux personnages apparaissent fort différents : un Schoenberg plein de vie, de délire, d’évidence, et l’extraterrestre, la lunaire Kopatchinskaja.