Leo Foscari au Festival d’Aix-en-Provence : Verdi selon Nucci
Après une entrée en scène et un rituel d’accordage particulièrement soigné, le jeune chef italien Daniele Rustioni surgit, telle une pile électrique, chargée de toute l’énergie de la pièce. L’attaque de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon se doit d’être franche, rageuse, pour restituer avec force les contrastes entre les terribles unissons et les parties concertantes, voire chambristes, les emballements ternaires comme les moments moelleux et suspendus, de la partition. Les couleurs de la lagune, si souvent dépeintes, par de grands coloristes, de Véronèse au Tintoret, s’entremêlent avec les personnages, auxquels certains instruments sont thématiquement associés (clarinette, flûte, violoncelle et harpe solo notamment). La gestique du chef, ronde et ondoyante mais précise et efficace, produit les dynamiques très serrées qu’exige la partition ainsi que ses glissements subtils des récitatifs aux moments lyriques. De même, le chef s’adapte à chaque personnage, et vient, de très près, s’abreuver à la source de l’essence vocale verdienne, dans les parties confiées à Leo Nucci. Il se suspend à son phrasé, à son souffle, afin de donner à l’œuvre la sombre et sobre cohérence de la « nuit perpétuelle ». L’accompagnement du fils Foscari, par le tapis contrasté des cordes et des vents, dans son délire de l’acte II, est particulièrement saisissant avec des accents surnaturels empruntés la Symphonie Fantastique de Berlioz.
Le Chœur de l’Opéra de Lyon, véritable personnage inflexible dans
cette œuvre, est soigneusement préparé par Roberto Balistreri. Il
vient se glisser, en donnant dès le début de l’action, les trois
mots-clés du drame : « silence, mystère, justice ».
Souvent divisé en pupitre, masculin et féminin, il a la palette
stéréophonique des cori
spezzati (chœurs divisés) de
la Basilique Saint Marc de Venise. Mais il a surtout l’art
d’orfèvre que demande l’écriture souvent pointilliste de Verdi
(des syllabes séparées et rapidement enchaînées).
L’avant-scène est occupée, ensemble ou à tour de rôle, par une distribution d’excellence. Leo Nucci, en grande forme, fait une entrée discrètement théâtrale. Il est à la fois le doge et le père Foscari qui médite et porte le poids du pouvoir sur ses épaules. Il chante ses parties par cœur et avec le cœur (« Ô mon vieux cœur, toi qui bats comme aux premières années »). La présence physique est inséparable de sa manière si naturelle d’occuper l’espace scénique, de sa vocalité pétrie de signification du vieux Foscari, tant les deux sont unis. Il produit une aura particulière, qui peut faire office de mise en scène, en particulier quand l’écriture fait qu’il est un contre tous, et qu’il ajoute encore du souffle et de la chair (« Vous ne l’obtiendrez qu’avec ma mort », « Rendez-moi mon fils »). Le timbre, l’émission, le phrasé ont quelque chose de monumental et en même temps de profondément humain. Il est la partie toujours vivante de Verdi, qui confie au baryton les rôles les plus proches de ses propres responsabilités et dilemmes. Le public est pris dans les rets de son accablement et interrompt l’œuvre de longues salves d’applaudissements, glaciales quand sonnent les cloches et que le vieux Foscari évoque un terrible blasphème : « Ils acclament mon successeur de mon vivant », « Ce son me tue ».
Le fils Foscari, Jacopo, est porté avec puissance, également, par le ténor Francesco Meli. Il est un peu la doublure vocale de l’écriture orchestrale de Verdi dans cette œuvre. Le soutien est permanent, ce qui produit une conduite de phrase toujours chantante. La projection, la diction, la palette des consonnes (les « r ») et des voyelles (toutes les nuances de « a » et de « o ») sont accompagnées d’un art confirmé du mezza-voce et de l’amplification, notamment sur quelques autres mots-clés : « innocence ». Il a de l’aisance, mais d’une autre sorte que celle de Nucci : celle de la conquête des espaces sonores et acoustiques, à l’aide d’un vibrato musclé, comme lors de son air « spectral », à l’acte II. La conduite de la ligne donne de la présence au grave délicat de sa tessiture, et de l’authenticité à ses implorations.
La Lucrezia de la soprano Marina Rebeka est d'une magnificence à l'image de la chanteuse, vêtue d’une immense étole rouge, dont elle joue comme un accessoire important. L’entrée dans le personnage, drapé de colère, est immédiat. La voix est étendue et sert une conduite de la ligne qui hameçonne l’auditeur. Les forte ne sont jamais criants, comme les piani jamais évanescents. Il y a toujours quelque chose d’humain et de charnel, en particulier dans les vocalises les plus lentes, qui comportent de précieux glissés. Elle aussi détient un mot-clé, « pardonne », qu’elle place délicatement aux confins du silence. Elle est ce personnage féminin qui ne lâche rien : « no, no, no » et qui se tient toujours à la crête des tutti. Chez elle, le chagrin se mue en désir de vengeance par la magie d’une vocalise encore, directe et concrète, en ce qu’elle contient une infime part de désorganisation.
Les duos et trios entre les protagonistes sont d’essence verdienne. Ils s’unissent par la différence de leurs caractères. Les moments rares de réunion que consent à écrire le compositeur n’en révèlent que mieux l’alchimie des couleurs et des textures, de même ampleur, entre les solistes (« Je vivrai dans ton amour »).
Jacopo Loredano, membre du conseil des dix, joue le rôle, peu développé dans l’œuvre, du personnage négatif (« Maintenant, je suis payé ! »). Il est confié, avec superbe, à la basse chantante Jean Teitgen. La rocaille noire de sa tessiture termine le quatuor de solistes, montre une belle aisance dans les récitatifs et emporte le collectif du chœur. Le timbre a les cernes ténébreux des tableaux du Tintoret, dit le séquestré de Venise, figure inverse de l’exilé de Venise qu’est le fils Foscari.
Les deux rôles secondaires sont encore moins développés et viennent parfaire les ensembles. La clarté du ténor Valentin Thill, en sénateur Barbarigo est adossée en permanence à Loredano (il apportera finalement la preuve de l’innocence de Foscari). Adèle Charvet (ancienne artiste de l’Académie du Festival d’Aix), en Pisana, amie et confidente de Lucrezia, apporte sa couleur mozartienne à ses courtes interventions.
Le public, par ses longs applaudissements, ajoute à l’harmonie d’un véritable moment de communion entre toutes les forces que réunit l’opéra, même sans mise en scène.