À ciel (c)ouvert : une bataille gagnée contre le mauvais temps
Les caprices du temps n’ayant pas permis cette déambulation, la solution de repli de dernière minute a été de trouver des espaces couverts pour assurer les concerts, comme l’orangerie ou les anciennes écuries mais le concert-point d'orgue Rome, vents et voix d’Italie a du être annulé en ce premier jour programmé, aucune salle n’étant assez grande pour accueillir les trois groupes réunis. L’enjeu de cette journée a donc été pour les artistes de s’adapter en temps réel à un nouveau lieu et une nouvelle acoustique sans avoir (ou peu) répété. Grâce à une équipe encadrante efficace (y compris les accordeurs de clavecins !), la journée s'est plutôt bien déroulée au final avec un public qui s’est également adapté sans contestation.
Le public peut ainsi, après l'Espagne de la veille, apprécier combien l’amour des arts chez Mazarin lui vient également de Rome et de l’Italie. À l’aube du baroque, le transalpin porte la voix de la nouvelle musique où le chant soliste donne corps aux passions individuelles. Fernando Escalona, jeune contre-ténor vénézuélien, membre de l’Académie de l’Opéra de Paris, propose pour illustrer ce premier propos des airs d’opéras italiens chantés à la cour du jeune Louis XIV. Il commence son mini récital par l’air Lasciate Averno, extrait de L’Orfeo de Rossi. Dès les premières notes, il déploie une grande énergie (favorisée par l’acoustique de la salle voûtée en pierre de l’ancienne écurie du château). La voix est bien projetée, les aigus assurés tout comme les passages dans le medium grave, le vibrato maîtrisé et la prononciation précise.
Les intentions sont variées pour exprimer les rapides changements d’états d’âme des personnages incarnés et passer d’un affetto (affect) à un autre, au service du sens et de l’émotion, accompagnés par le jeu subtil du théorbe, du violoncelle et du clavecin. Sa voix intense se teinte de mélancolie dans Delizie, contenti (Cavalli, Il Giasone). En effet contrasté, simplement accompagné par le théorbe, la voix s’allège avec des pianissimi soignés dans Oblivion soave (Monteverdi, Le Couronnement de Poppée) qui conclut ce concert.
Fait suite une Sérénade intitulée Biancolelli, l’Arlequin de Mazarin interprétée avec humour et légèreté par les danseurs Pierre-François Dollé et Sabine Novel sur des musiques endiablées de Lully, Merula, Destouches, Campra.
Pour terminer la soirée, le grand concert « Aux Cours du Monde » initialement prévu à la tombée de la nuit dans le Théâtre de Verdure est avancé afin de le dédoubler et de pouvoir accueillir l’ensemble des spectateurs. Il est donné dans ces mêmes écuries au décor équestre finalement en adéquation avec le voyage musical imaginé par Vincent Dumestre pour illustrer « Lully et l’exotisme dans la musique française au XVIIᵉ siècle ».
L’Europe est, depuis le XVIᵉ siècle, férue d’exotisme, sous l’influence de la découverte du Nouveau Monde et des routes de la soie. La mode des turqueries atteint la cour de France dès le début du XVIIᵉ siècle. L’époque baroque s’approprie cet exotisme et le réinvente. Comme Dürer dessinait son rhinocéros pour une représentation des plus fantaisistes, Charles Tessier dans ses Carnets de voyage datés de 1604 (auxquels Le Poème Harmonique a consacré un disque) et Lully dans sa célèbre Marche pour la cérémonie des Turcs inventent leurs propres visions des turqueries. « Ce sont des œuvres toujours en création, en mouvement, à réinventer comme les jardins du Champ de Bataille, un lieu tout aussi réinventé », précise Vincent Dumestre dans son discours d’introduction.
Dans cette musique de suggestion qui évoque plus qu'elle ne dit et plus qu'elle ne montre, les Chansons turquesques de Charles Tessier sont ainsi prétexte à des interludes de violon aux couleurs arabisantes. La Chanson Suissesse devient un intermède burlesque construit sur des onomatopées accompagnées par les pizzicati des cordes.
L’air du Juif errant d’Etienne Moulinié est introduit par une sonnerie imitant le shofar (instrument de musique à vent en usage dans le rituel israélite depuis l'Antiquité). Le dépaysement atteint son apogée avec une chanson chinoise rapportée en Europe au XVIIIᵉ siècle par le missionnaire jésuite Joseph-Marie Amiot : elle est ici précédée par une introduction envoûtante au gong et aux cloches frappées par le percussionniste Joël Grare. Quant à l’Entrée des Espagnols de Lully, ce sont les inévitables castagnettes qui y accompagnent les trois voix d’homme en parfaite harmonie. Pour ajouter une touche d’exotisme supplémentaire (pour l’auditeur d’aujourd’hui), les airs en français sont prononcés dans la diction de l’époque.
Les quatre chanteurs de l’ensemble, alternant interventions solistes et formation de chœur, sont aguerris à ce répertoire et ont en commun une diction impeccable, un souci du détail et un sens des contrastes réjouissants. La voix veloutée de Claire Lefilliâtre, et la basse profonde et souple de Geoffroy Buffière s’accordent à merveille dans la scène des adieux de Cadmus et Hermione. La soprano se distingue particulièrement dans les airs de Lully (Entrée des Italiens, Le Bourgeois Gentilhomme) : son timbre chaud, l’homogénéité dans les registres, son ornementation élastique mais précise associée à une gestique expressive suscitent l’émotion. Geoffroy Buffière propose quant à lui une grande diversité de couleurs et d’effets dans la Chanson suissesse entraînant l'adhésion du public.
Le ténor Serge Goubioud a une voix claire et bien projetée, une émission facile qu’il met en valeur dans la Chanson du juif errant en y ajoutant une pointe d’humour. Il faut attendre la Chaconne des Africains pour entendre pleinement la voix de l’autre ténor David Tricou davantage dans un registre de haute-contre, moins sonore mais bien ancrée et précise dans les phrasés.
Les instrumentistes sont heureux de prendre part à ce florilège, sous la direction toujours très précise de Vincent Dumestre. Les changements rythmiques, de registres, d’ambiance, sont très convaincus tout comme la clarté des pupitres particulièrement mis en valeur dans cette salle à l’acoustique extraordinaire.
C’est un public enthousiaste qui applaudit longuement les artistes du Poème Harmonique. En bis, le chef propose l'air de cour "Nos esprits libres et contents". Après le faste, la tendresse, avec Vincent Dumestre en personne au luth.
Et c’est dans cet état d’esprit que l’auditoire quitte la salle, oubliant presque les déboires liés aux intempéries.