L’abécédaire de Monteverdi au Teatro Colón
Comme annoncé en exclusivité par Ôlyrix, la saison lyrique 2021 du Teatro Colón commence par une programmation baroque qui a de quoi surprendre pour qui connaît les tendances locales, traditionnellement plutôt orientées vers les œuvres de Verdi et Puccini.
A comme Altri Canti
Autre temps… autres chants. La crise sanitaire ayant intégralement anéanti la saison 2020 et chamboulé le début de la programmation 2021 annoncée il y a moins de quatre mois, Monteverdi laisse donc au public de Buenos Aires l’opportunité d’un retour aux sources de l’opéra. La programmation, intitulée Altri Canti et qui comporte la mention « Trois petits drames en musique » en sous-titre, est construite en un Prologue, trois parties distinctes et un Épilogue. C’est en réalité une mosaïque de madrigaux et d’autres pièces éparses qui la composent. Un fragment de la sinfonia de l’acte III de L’Orfeo (1607) ainsi que le madrigal extrait du Livre VIII (1638) « Hor che’l cielo e la terra e’l vento tace », sur un sonnet de Pétrarque, forment le Prologue. La première partie reprend le ballet de cour Il Ballo delle ingrate (1608) qui narre la supplique de Vénus engageant Pluton à faire sortir les âmes ingrates des Enfers dans lesquels celles-ci ont été plongées. Le second volet, mosaïque pastorale en abyme de cette mosaïque monteverdienne, reprend : les scherzos musicaux « Zefiro torna e di soavi accenti » et « Quel sguardo sdegnosetto » (1632), les madrigaux « Bel pastor dal cui bel sguardo » et « Perché se m’amavi (odiavi) » (Livre IX, 1651), « Soave libertate » et « Interrotte speranze » (Livre VII, 1619) ainsi que le « Lamento della ninfa » (Livre VIII, 1638). Un autre extrait du Livre VIII, le madrigal « Altri canti d’amor », entame la troisième partie du spectacle, qui inclut le Combatimento di Tancredi et Clorinda (1624), pièce composée d’après le poème du Tasse La Jérusalem délivrée (1580). L’« Ave Maris Stella », extrait des Vespro della Beata Vergine (1610), est un hymne à la Vierge qui forme l’Épilogue.
B comme Baroque
Ce livre ouvert sur les compositions de Monteverdi offre une pléiade de nuances propres à l’esthétique baroque qu’il est très rare d’entendre ainsi, musicalement reliées les unes autres. L’abécédaire de Monteverdi explore ainsi tout le nuancier esthétique de son époque car, étonnamment, la succession des différentes fables (qui passent du mythologique au religieux en passant par l’air pastoral, le badinage amoureux et le chant de guerre) sont autant de chapitres où le mélange des genres et des registres, à l’image d’un drame shakespearien ou d’une comedia du Siècle d’or espagnol, finit par faire corps et sens. Les contrastes, les clairs-obscurs, relayés par les splendides tableaux conçus par le scénographe Nicolás Boni et les lumières signées de José Luis Fiorruccio, sont autant de signatures et de lignes de force caractéristiques du baroque. Ainsi la conception de la bouche des Enfers, dans Ballo delle ingrate, s’inspire-t-elle de décors d’époque en strates latérales successives censées rendre l’illusion de la profondeur de l’endroit. Dans la même logique de clins d’œil baroques, le moment où le visage d’Oriana Favaro à la fin de Combatimento est progressivement éclairé (à la façon d’une liseuse électronique) par l’ouverture d’un livre qu’elle tient entre les mains rend à ce tableau le clair-obscur et l’intensité poétique des portraits du Caravage, de Zurbarán ou de Georges de La Tour.
C comme Chanteurs
Compte tenu du contexte pandémique, le plateau vocal, très ample et divers, s’illustre par des figures du chant lyrique en Argentine, tout en incluant quelques chanteurs moins chevronnés issus des rangs de l’Institut Supérieur d’Art du Teatro Colón (ISATC).
Quatre sopranos portent ainsi leur art et leur personnalité sur le devant de la scène. Daniela Tabernig, gagnante à l’applaudimètre, confirme la diversité de son répertoire et de ses qualités vocales, après son succès dans Les Saisons de Haydn et Powder Her Face de Thomas Adès. Sa voix, qui sait être puissante et perçante, est toujours bien placée. L’émission, précise et maîtrisée, est au service d’une expressivité musicale qui sonne juste. La versatilité du timbre lumineux d’Oriana Favaro (remarquée dans Candide et Rigoletto) et son sens du jeu théâtral, qui illustrent avec élégance et délicatesse l’expression baroque, lui permettent de passer avec aisance d’un personnage à l’autre. Son vibrato est discret et élégant. Son duo (« Interrotte speranze ») avec Constanza Díaz Falú (applaudie dans La Flûte enchantée et Mitridate) ménage un jeu d’échos entre fragilité et émotion, la seconde imprimant de sa grâce vocale et corporelle ses scènes de badinage en deuxième partie. L’amplitude vocale d’Adriana Mastrángelo (soprano ayant chanté le rôle de Marguerite dans La Damnation de Faust normalement dédié à une mezzo) sert son personnage de Vénus (première partie), aux accents colorés, riches en harmoniques.
La ligne aérienne, soyeuse et volubile du contreténor Martín Oro (entendu dans Mitridate) s’échappe avec distinction et netteté. Ses confrères ténors ne sont pas moins remarqués : Santiago Martínez (acclamé dans Candide, Don Pasquale et Mitridate) possède une voix agile, enjouée et limpide qui se prête bien au jeu de l’ornement en exécutant des trilles en phase avec les techniques du chant baroque. Pablo Urban (Candide) confirme ses vertus comiques en donnant à sa prestation vocale et corporelle des intentions qui se marient bien avec le traitement parodique des scènes de badinage, en toute complicité avec Constanza Díaz Falú. Les barytons Alejandro Spies (pilote enthousiasmant dans Le Petit Prince) et Víctor Torres (régent étourdissant dans Un Re in Ascolto) se distinguent, pour le premier, par la rondeur et la stabilité du timbre, le second par la générosité de ses élans, une articulation sans faille, l’efficacité des projections et la facilité avec laquelle hauts-médiums et aigus sont atteints.
Hernán Iturralde et Iván García, enfin, se disputent les basses. Le premier est décidément un émissaire des Enfers très pertinent. Méphistophélès très tentant dans La Damnation de Faust, il incarne ici un Pluton autoritaire par l’homogénéité du timbre ainsi que l’ampleur et la profondeur de ses projections. Son collègue vénézuélien, versé dans l’art baroque mais éclectique dans ses interprétations, est investi sur le plan dramaturgique. Vocalement, il assure un bel équilibre dans les parties interprétées collectivement tant son timbre cuivré et satiné orchestre et structure l’espace ambiant.
D comme Directions
Deux spécialistes argentins du baroque ont à leur charge la direction d’orchestre et la mise en scène. Marcelo Birman dirige l’Ensamble Barroco, orchestre de 26 musiciens dont la plupart joue sur des répliques d’instruments d’époque, dont deux sacqueboutes dans chacune des deux baignoires latérales. L’une des deux harpes est aussi présente directement sur scène pour le « Lamento della Ninfa » offrant un quatuor subtil et un moment de grâce harmonieux avec le trio masculin qu’elle accompagne. Le chef, qui a la gestuelle ample, est très investi physiquement dans sa direction, il guide et accompagne l’ensemble de ses musiciens de façon souple mais précise et déterminée. Les volumes sont très maîtrisés et la palette sonore, sur le plan esthétique, tient ses promesses. Le public en sait gré au chef et à ses musiciens, tant il est particulièrement rare et appréciable d’entendre un orchestre de chambre baroque dans la fosse du Teatro Colón pour l’exécution d’œuvres lyriques de musique ancienne.
Pablo Maritano est à l’origine d’une mise en scène originale et efficace qui compte avec des vidéos en trompe-l’œil parfois inattendues (Matías Otálora), comme cette éclipse durant le Combattimento, et des costumes inspirés (Renata Schussheim), ceux de Pluton et de Cupidon (ce dernier formant un cœur rouge) faisant rimer allégorie et fantaisie. La mise en abyme de la scène (celle-ci se dédoublant), là aussi très en vogue dans le théâtre baroque européen, permet une forme de circulation dynamique des solistes en scène, des fenêtres latérales en hauteur venant, de chaque côté de la scène, compléter cette structure scénique complexe. Le spectateur peut toutefois regretter que la deuxième scène surélevée d’environ 1m50 par rapport à celle qui la borde en guise de quatrième mur, n’autorise pas une vision complète pour les rangs les plus proches de la fosse (Daniela Tabernig n’est ainsi plus visible dans le « Lamento della Ninfa » lorsque celle-ci est alongée au sol).
L’ensemble, soutenu par le dessin caractéristique de Nicolás Boni (Rigoletto, Les Lettres portugaises), est visuellement très convaincant et fournit aux œuvres en mosaïque une incontestable plus-value dramatique, saluée par un public conquis.