Frédéric Chaslin, ce chef d’orchestre-compositeur qui rouvre les opéras
Frédéric Chaslin, vous dirigiez le Faust de Gounod du 25 juin au 3 juillet marquant le retour du public à La Fenice pour un spectacle lyrique, après 16 mois de silence (hormis une parenthèse l'été dernier), quel était le dispositif musical de cette production particulière ?
Le spectacle a trouvé un beau compromis artistique et sanitaire : toutes les loges étaient occupées par le public et le parterre était transformé en grande scène (avec tous les sièges retirés). La fosse d'orchestre a été maintenue mais en longueur (avec les instruments installés longitudinalement donc), avec le chef à l'extrémité de la fosse côté cour : c'est une manière originale de diriger mais qui fonctionne très bien. Je peux ainsi contrôler les deux "scènes" : celle habituelle et celle qu'est devenu le parterre. Le résultat ne change pas énormément l'acoustique. Toutefois, l'orchestre étant installé comme dans le format d'un grand couloir, des déséquilibres se corrigent en travaillant le volume (les cuivres passent encore plus et sont très éloignés du reste de l'orchestre) et l'épaisseur du grain des cordes. Ce travail de direction demande beaucoup d'indépendance des mains, et je suis reconnaissant envers mes années avec Pierre Boulez et à l'Intercontemporain (notamment Répons où Boulez m'avait montré comment diriger la main gauche un demi-temps avant la main droite : ici je m'en sers notamment pour la grande scène de Bal avec la grande valse où les chanteurs ne voient pas l'orchestre et réciproquement : chacun regarde donc une main, pour équilibrer les synchronisations).

Comment la mise en scène exploite-t-elle ce dispositif ?
Le metteur en scène a très astucieusement étendu et disposé l'action. Je n'ai reçu et lu que des échos enthousiastes de cette production. Nous espérons tous que c'est la dernière fois que nous voyons une telle version (car elle est la conséquence d'une crise), mais le spectacle reste unique et inoubliable. Nous voyons La Fenice comme nous ne la verrons plus jamais (comme c'est le cas pour la ville de Venise).
Cette période nous invite bien sûr avant tout à rendre hommage à toutes les victimes de cette crise mais à tirer aussi tous les enseignements de cette période. Pour ce qui concerne la culture, il faut continuer de développer les nouvelles formes et l'aventure du streaming. Je trouve totalement illusoire le contre-argument selon lequel le streaming inciterait les gens à rester chez eux. J'ai dirigé la Carmen permettant au public de continuer à venir à l'Opéra de Monte-Carlo et La Bohème qui a permis le retour du public à Liège : les gens sont fous de joie de revenir (après avoir goûté au streaming et alors qu'il est toujours disponible). Le streaming permet aussi de nouvelles initiatives comme le fait de montrer le travail, des répétitions, des coulisses et de fait, le Directeur artistique de La Fenice à Venise Fortunato Ortombina a même ouvert ces répétitions également aux touristes qui viennent visiter le bâtiment, c'est très appréciable.
L'ultima recita di "Faust" sta per iniziare e, benchè sia stata la prima opera della nostra ripartenza, tornerà dov'è giusto che sia allestita, ovvero sul palcoscenico. "Faust" infatti sarà uno dei titoli della prossima stagione che presenteremo martedì pic.twitter.com/TQezOr2UZQ
— Teatro La Fenice (@teatrolafenice) 3 juillet 2021
Faust de Gounod a une incroyable histoire avec les réouvertures de La Fenice puisqu'il fut le spectacle de réouverture en 1866 entre la 2ème et la 3ème guerre d'indépendance, en 1920 ce fut déjà le spectacle de réouverture après la précédente grande pandémie (la Grippe espagnole), idem en 1946 après la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquez-vous que l'œuvre marque à ce point la maison et ces périodes ?
Faust a toujours été l'un des plus grands opéras du répertoire, voire le plus joué (on dit souvent qu'il tient la corde avec ou devant Carmen). C'est aussi Faust qui a même inauguré le Metropolitan Opera House de New York (le 22 octobre 1883). Cela tient à la magie de cet ouvrage, avec tous les ingrédients du grand format : airs, ensembles, ballets, chœurs, et à son sujet fascinant, avec le diable et des rédemptions qui résonnent de tout temps et résonnent particulièrement pour exorciser les malheurs. J'avais aussi dirigé le tout dernier spectacle dans l'ancienne Fenice (avant qu'elle ne brûle en 1996) avec Les Contes d'Hoffmann, j'étais dans la loge qui fut celle de Verdi, et pourtant, si les italiens sont infiniment fiers de leur répertoire, ils ne sont pas chauvins et font la part belle au répertoire français.
Quelle est l'ambiance dans la maison vénitienne ?
Tout le monde est très heureux. L'équipe entière a vécu comme en apnée durant toute cette crise. L'ambiance est aussi à l'extrême vigilance tant l'Italie a été rudement frappée (tout le monde garde en mémoire les scènes épouvantables de gens mourant dans leurs voitures en attendant devant les urgences et de gondoles transportant des cercueils). Tout cela est terrifiant, mais nous montre aussi combien nous revenons enfin à la vie. L'ambiance est donc à la joie prudente (les vénitiens gardent bien leurs masques y compris dans les rues, mais les touristes de retour se relâchent un peu, les immenses paquebots qui étaient censés ne pas revenir arborent leurs pavillons avec arrogance : c'est aussi le retour des tensions dans la ville).
Comment vivez-vous cet événement artistique et les autres concerts que vous avez dirigés ?
J'ai en effet eu la chance de vivre durant cette période plusieurs renaissances en Italie (d'ailleurs quel meilleur pays pour la Renaissance bien entendu) : déjà à Venise, j'étais venu en décembre pour un concert initialement consacré à la Symphonie Fantastique de Berlioz, qui a été changée pour la Quatrième de Tchaïkovski afin de réduire un peu l'orchestre et finalement la crise a empiré et le concert a été annulé au moment où je suis arrivé. J'ai donc passé trois jours dans la Sérénissime totalement déserte, telle qu'on ne la reverra jamais j'espère. Une Venise où je pouvais marcher une demi-heure sans croiser un touriste, sans croiser même un être humain. Je suis ensuite parti à Cagliari, où la machine a été remise en marche avec le Stabat Mater de Rossini, un concert de Nouvel An avec des valses de Strauss (notamment arrangées pour chœur par le compositeur), dans des processus sanitaires draconiens incroyables : tous les choristes dans des cabines en plexiglas, qui sont d'ailleurs conservées pour l'instant. À Bologne nous avons enregistré le nouvel album (franco-italien) de Benjamin Bernheim, le tout dans des conditions intenses et extrêmes.
Vous étiez aussi au mois de juin à l'affiche de l'Opéra de Nancy, et de La Monnaie de Bruxelles pour votre adaptation de Rigoletto et de Tosca, comment les effectuez-vous ?
J'ai fait aussi ce travail à Liège pour La Bohème : la version réduite existante de Ricordi était tellement remplie de fautes et d'absurdités que je l'ai refaite complètement (on sent qu'elle n'a pas été faite par un artiste qui a vécu et dirigé cette musique). J'aime plutôt les réductions lorsque je cuisine. Je préfère a priori le fond de poisson ou le fond de veau, que de Rigoletto ou de Tosca. Mais il faut se dire combien ce travail est utile au-delà de la crise : ces réductions sont très précieuses pour de nombreux petits théâtres qui peuvent dès lors jouer ces opéras, avec des compagnies qui peuvent ainsi s'épanouir. Ces versions permettent à des projets de se créer et certainement pas à de grandes maisons de réduire leurs forces.
Nous avons également des modèles historiques dans ce registre, comme j'en parlais récemment avec le bras droit de La Scala de Milan : Strauss lui-même a fait trois versions de Salomé (il a réduit sa version avec grand orchestre mais il en a aussi fait une autre version, toute petite, presqu'avec l'orchestre d'Ariane à Naxos, pour une soprano lyrique qui n'avait pas l'immense voix exigée).
Votre activité de chef d'orchestre et de compositeur se conjuguent-elles dans ce travail d'adaptation ?
Le compositeur me dit comment arranger correctement et le chef me dit ce qu'il est essentiel de garder dans les couleurs. Tosca par exemple s'orchestre de mémoire quand on l'a tant dirigée, avec le souvenir de toutes les couleurs.
Vous avez également dirigé la réouverture de saison 2020/2021 à Liège avec La Bohème incarnée par Angela Gheorghiu (notre reportage et compte-rendu). Comment avez-vous vécu cette production ?
Le Directeur Stefano Mazzonis di Pralafera (paix à son âme) s'est battu jusqu'à la veille de La Bohème, a obtenu l'autorisation de l'échevin et a supervisé tout le protocole sanitaire pour rendre possibles les 11 représentations de cette Bohème. La maison et la Belgique étaient dans un grand enthousiasme, une bonne humeur combative.
Tout s'est ainsi merveilleusement bien passé, malgré les conditions de sécurité extrêmes, dans la très belle mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera avec lequel je suis devenu ami instantanément. J'étais très triste de son décès : comme on dit, les meilleurs s'en vont les premiers.
Nous avons travaillé dans la joie de briser six mois de silence. J'adore travailler avec Angela, j'ai découvert le très beau Rodolfo de Stefan Pop. L'Orchestre était réduit à 27 (au lieu d'environ 70) mais ils étaient de fait exaltés : avec beaucoup plus de notes à jouer et de présence que d'habitude, ils étaient tous solistes.
Quels souvenirs gardez-vous de feu Stefano Mazzonis di Pralafera ?
Des souvenirs de répétitions, de travails, d'échanges. Stefano avait connu beaucoup d'événements et connu de nombreux artistes (il m'a raconté des anecdotes incroyables et historiques, remontant à l'époque de Karajan). Dans le travail, il avait des directives très précises (sachant exactement ce qu'il voulait et ce dont il ne voulait pas) et il restait ainsi très ouvert, laissant une grande latitude aux artistes. Nous n'avons jamais eu ces algarades telles qu'on les imagine entre chef et metteur en scène/directeur. Il connaissait tellement bien les chanteurs d'opéra et avait un tel respect pour eux qu'on était sûr d'être toujours en confiance avec lui.
Stefano travaillait dans la bienveillance et la sincérité, sachant très bien s'entourer et choisir les artistes. C'est l'un des premiers à avoir donné un poste aussi important, celui de Directrice Musicale à Speranza Scappucci et non pas parce qu'elle est une femme mais pour avoir su repérer ses qualités.
Vous dirigiez l'enregistrement de Don Pasquale à l'Opéra de Tours en janvier à huis clos (notre compte-rendu), comment s'est déroulée cette expérience ?
Là aussi avec une configuration unique car l'orchestre avait pris toute la place du public, et dans une mise scène concentrée sur une ligne à l'avant-scène. J'ai découvert l'Orchestre de l'Opéra de Tours qui m'a impressionné par sa qualité, son professionnalisme et sa gentillesse (alors qu'ils reprenaient enfin l'opéra après une longue interruption : on sentait pleinement leur envie de jouer). Le plateau aussi était plein de très belles surprises, certains n'auraient peut-être pas imaginé Laurent Naouri en Don Pasquale, mais pas davantage en Scarpia qu'il vient de chanter à La Monnaie et que j'ai goûté en streaming. Comme quoi la voix est très importante : le physique est une belle chose, mais ce qu'il se passe entre les oreilles est aussi essentiel. Le grand et filiforme Laurent n'est pas le bedonnant Don Pasquale dont parle le livret, et lui qui n'a rien du terrible caractère de Scarpia, sait, par son jeu, se démultiplier.
C'est l'intelligence extrême de jeu que j'ai appréciée dans des projets incroyables. J'avais ainsi écrit pour lui sur mesure un rôle de Jules César pour les 50 ans d'Astérix au Théâtre des Champs-Elysées (j'étais voisin d'Uderzo et ami d'Anne Goscinny). Il était un extraordinaire Empereur et même un imitateur en "Taxesurleprix", une caricature de Giscard d’Estaing en druide gardien des volcans d'Arvergne.
Vous avez dirigé le premier disque de Ludovic Tézier avec l'Orchestre du Théâtre Communal de Bologne. Comment s'est déroulé cet événement et pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour l'album d'un si grand baryton ?
La raison pour laquelle il n'a pas enregistré plus tôt n'est pas (seulement) parce qu'il est un baryton mais parce qu'il est un nounours très (trop) modeste, pas carriériste pour un sou (contrairement à tous ses collègues qui viennent demander avec insistance des projets). Il faut le pousser pour qu'il prenne la place qu'il mérite.
Je n'aime pas tirer la couverture à moi, mais un soir j'étais dans ma voiture et j'entends à la radio les critiques louer sa prestation dans Don Carlos et dire combien tout le monde se demande quand il va enfin enregistrer un album solo. Ce fut le moment déclencheur, la fois de trop : j'ai pris mon téléphone dans ma voiture, je l'appelle et je lui dis qu'il faut impérativement faire le disque. Ensuite, j'ai passé un an et demi à le pousser, à lui en parler à chaque occasion, à le coincer au restaurant pour le forcer à avancer sur le projet. La forme du disque a pris petit à petit. Il envisageait d'abord un disque de répertoire, mais nous en avons assez de ces "disques-auditions" mélangeant une dizaine d'airs les plus connus d'une dizaine de compositeurs. Je lui ai recommandé de faire un album Verdi car il est le plus grand interprète actuel de ce répertoire (et de l'enregistrer en Italie, de préférence à Bologne ou alors à La Scala avec l'un des grands orchestres), et puis ensuite nous ferons un album français, et puis un autre album Mozart. La lutte recommence désormais, pour le prochain album, mais je ne le lâcherai pas !