Grandeur et servitude du plein air au Champ de Bataille
Après cette longue période traumatisante de Covid, les artistes rêvaient de retrouver leur public, un public curieux d’écouter la musique autrement que dans des salles de concert fermées. Renouer avec la tradition du concert en extérieur, dans la nature, permet de surcroît d'échapper aux plus strictes contraintes sanitaires imposées, le tout en s’inspirant des tableaux d’Antoine Watteau.
Déjà bien implanté sur le territoire normand (où il a créé, au Théâtre de Caen, ce grand projet Coronis), Vincent Dumestre trouve en la personne de Jacques Garcia le partenaire pour la réalisation de son projet de Festival. Le célèbre décorateur a acquis il y a une trentaine d’années le Château du Champ de Bataille et en a fait un lieu habité, qui dépasse l’aspect muséal, réhabilitant les jardins, recréant son XVIIème siècle et offrant au regard ce que Dumestre offre à l’oreille.
Pour cette première édition de ce "Festival À Ciel Ouvert", le thème choisi est « la revanche de Mazarin », un rappel d'Alexandre de Créquy (celui qui fit construire le château) exilé par Mazarin au moment de la Fronde, rappelant les goûts du Cardinal pour les musiques françaises, italiennes, espagnoles. Pour le premier grand concert d’ouverture dans le Théâtre de Verdure, Vincent Dumestre reprend donc la zarzuela Coronis de Sébastian Duron (1660-1716).
Le théâtre de verdure est certes un cadre idyllique avec ses colonnes antiques, son décor italianisant revisité, son plan en amphithéâtre alliant végétal et minéral pour une théâtralisation grandiose. Mais chanter en plein air demande alors de prendre des repères dans ce lieu sans acoustique naturelle et peut mettre le chanteur en difficulté. Il n’y a pas de réverbération sur les murs ni les pierres des gradins, et pas de plafond. Le son ne se prolonge pas, ne s’épanouit pas, ne se mélange pas, ce qui peut être au début déroutant, aussi bien pour l’auditeur, le chanteur que l'instrumentiste.
Habitués à se produire dans des salles, chanter dans les conditions du dehors avec l’incertitude du vent, de la pluie et de l’humidité est aussi perturbant. La disposition particulière avec l’orchestre à même hauteur (et non en fosse) n’est pas non plus idéale. Malgré toutes ces contraintes et imprévus, l’acoustique particulière sans réverbération, mise à nue, finit par séduire.
Vincent Dumestre a fait le choix d’une version de concert avec une mise en espace cependant trop succincte pour la compréhension de l’intrigue par le spectateur qui n’aurait pas vu la version avec mise en scène, aucun enregistrement n’existant à ce jour. L’absence d'argument dans le programme distribué, la langue espagnole (et sans sur-titrage), les tenues de concert des solistes sans aucun accessoire permettant de reconnaître leur personnage, ne facilitent pas la tâche.
La version proposée est également écourtée et se résume à l’essentiel : l’histoire de la nymphe Coronis courtisée par le monstre marin Triton et secourue par le dieu Apollon. Exit donc dans cette version de concert les cataclysmes, raz-de-marée, guerre entre Apollon et Neptune pour se recentrer sur la musique elle-même et sa diffusion magique avec la tombée de la nuit, s’assombrissant avec l’approche de nuages menaçants. Là aussi, une autre approche où finalement l’argument compte peu.
La distribution essentiellement féminine, comme le voulait la tradition espagnole manque un peu d’homogénéité, certains chanteurs étant plus à l’aise avec le plein-air et s’adaptant rapidement, d’autres plus prudents et aussi nouveau, dans la prise du rôle. Ana Quintans incarne le rôle titre. La voix est claire mais peine un peu dans les graves qui ne passent pas l’orchestre lorsqu’elle chante derrière celui-ci. Même si la voix s’affirme peu à peu avec un vibrato plus présent et un phrasé mélodique soigné, la chanteuse reste tendue et oublie le côté espiègle et séducteur de la nymphe. Isabelle Druet incarnant le triton amoureux de la nymphe, est certainement la plus expérimentée dans ce contexte. Sa voix de mezzo-soprano au timbre chaud et expressif, déploie des intonations allant du charme aux éclats les plus inquiétants.
Marielou Jacquard endosse le rôle d’Apollon avec conviction. Une belle technique avec des aigus brillants bien projetés apportent la théâtralité demandée au personnage. Dommage que Marine Lafdal-Franc ne soit pas en adéquation avec son rival. La voix manque de soutien et d’homogénéité et ne peut interpréter la majesté voulue du Dieu Neptune. Cette timidité tient peut-être à la nouveauté du rôle. Tout comme le ténor Cyril Auvity incarnant le devin Protée. Dans son monologue, placé en arrière, il n’est pas à l’aise et sa voix se perd, manquant de soutien. Il prend cependant confiance peu à peu pour déployer une émission plus précise, un phrasé ornementé et une bonne diction.
La contralto Anthéa Pichanick a un timbre de voix chaleureux qu’elle aigrit afin de renforcer le caractère comique de Ménandre, personnage bègue et bougon. Elle forme un binôme réjouissant avec Victoire Bunel qui prête sa jolie voix de mezzo-soprano à la projection bien droite à Sirène. Leurs voix se complètent harmonieusement dans les duos.
Les deux autres chanteurs, le ténor Olivier Fichet et la mezzo Brenda Poupard n’apparaissent que dans les ensembles. Le premier affirme une voix soutenue et la seconde laisse percevoir une voix acidulée et lumineuse.
L’orchestre du Poème Harmonique présente une palette sonore riche où castagnettes, ottavino (petit clavier à cordes pincées) et harpe trouvent leur place dans des rythmes dansants conduit par le basson. Vincent Dumestre dirige avec précision, bienveillance, toujours attentif vis-à-vis de ses chanteurs en variant les intensités pour s’adapter le mieux possible au volume sonore de chacun. Les instruments du continuo (théorbe, harpe, ottavino, clavecin et orgue) permettent aussi d’apporter une diversité de couleurs et se mélangent harmonieusement au timbre des chanteurs.
Jouer au grand air permet aussi d'éviter les problèmes liés à la diffusion du Covid-19, mais malheureusement pas aux caprices du temps. Le ciel s’assombrit, la colère de Jupiter menaçante et la victoire de Neptune est imminente (contrairement au dénouement de l’intrigue). Quelques minutes avant la fin, la pluie finit par avoir le dessus. Avec rapidité, les instrumentistes sortent les étuis et emballent les instruments : illusion et métamorphose baroque pour laisser place à une installation digne de Christo.
Le public applaudit puis se dirige vers la grande perspective du jardin pour assister à un feu d’artifice aux couleurs argentées et dorées comme le souhaitait Louis XIV.