La Belle Hélène à Lille : version semi-scénique et succès en demi-teinte
Après un passage remarqué au Théâtre des Champs-Elysées en concert, l’Orchestre national de Lille, le Chœur Septentrion et la distribution de La Belle Hélène rejoignent les Hauts-de-France pour délivrer une version semi-scénique de l'œuvre d’Offenbach. Après Mass de Bernstein (2018), Carmen de Bizet (2019), il est désormais inscrit dans la tradition de l’Orchestre national de Lille d’offrir à ses publics une version inédite d’un chef-d'œuvre lyrique. Au croisement de la version concertante et de la forme mise en scène, le compromis semi-scénique permet tout à la fois la retranscription du dynamisme et de l’impertinence du livret, et la mise en lumière de la virtuosité de la partition.
Pour mener à bien ce subtil exercice, la mise en scène et le livret sont confiés à Lionel Rougerie, rôdé à l’exercice, après de multiples incursions dans l’univers orchestral. Celui-ci propose une réinterprétation du livret au prisme de l’actualité et, par la même occasion, se joue de l’héritage antique. Par ce travail de réécriture, la trame se révèle plus accessible en repositionnant le contexte du récit dès les premiers instants : Vénus prend la parole et redonne vie aux protagonistes, le cadre est posé d’emblée sans laisser en reste les membres du public non initiés à un épisode mythologique parfois à tort considéré comme connu de tous. La liberté de ton revendiquée provoque les “froncements de sourcils” auxquels le metteur en scène s’attendait. Les incises contemporaines surprennent autant qu’elles divisent. La salle est ainsi partagée entre hilarité et scepticisme face à un comique de répétition potache et une satire de notre époque parfois réalisée à gros traits.
Sur scène, les artistes se laissent aller à la légèreté d’humeur proposée par le texte et semblent chacun prendre plaisir à camper leur rôle, donnant lieu à des moments de complicité manifeste. La scène du Concours du Mont Ida voit ainsi la lutte de pouvoir entre les rois excentriques revêtir les aspects d’une télé-réalité dans ses aspects les plus caricaturaux. Entre Achille un brin “kéké”, Ajax I & II costumés en Dogues (parfaits supporters du LOSC), les rois Ménélas et Agamemnon en peignoir de soie, le registre parodique est pleinement exploité mais manque parfois de la subtilité du livret originel.
En toile de fond, les œuvres de Saïd Abitar dessinent des paysages abstraits aux couleurs criardes qui achèvent d’ancrer l’action dans un univers burlesque. L’ensemble est pourtant statique, là où les mises en scènes de Carmen et Mass exploitaient plus de volumes de l’auditorium. L'accessoirisation des tenues octroie à chacun des personnages sa part d’extravagance, entre blouson en lamé argent et crocs rose. Un mélange... détonnant.
La disposition semi-scénique plaçant l’orchestre au milieu du plateau rend complexe la spatialisation de l’ensemble et contraint la liberté de mouvement des artistes. Néanmoins, leur engagement passe par une somme de mimiques et d’interactions dynamisant des scènes. Le maestro Alexandre Bloch ne reste pas en reste et le public s’amuse à le voir prendre part à l’action dramatique (en chantant “J’aurais voulu être un artiste” à l’occasion de l’épreuve chantée du Concours sur le Mont Ida) !
Le plateau vocal se révèle à la hauteur des attentes esquissées à l’occasion de la version concertante donnée au Théâtre des Champs-Élysées. La mezzo-soprano Gaëlle Arquez délivre une performance sensuelle et virtuose, s’appropriant de nouveau le rôle titre à merveille. Drapée de sa superbe, elle se garde bien de se laisser aller aux fastes, bien décidée à déjouer les desseins de Vénus (Léna Dangréaux). L’occupation de l’espace scénique renforce aussi ce sentiment de distanciation et la place à l’écart des pitreries qui se jouent en arrière plan et des tutti. Cette supériorité de la souveraine ne se ressent toutefois pas dans ses interactions avec Pâris, quand bien même elle baisse la garde à l’occasion du duo Ce n’est qu’un rêve.
Cyrille Dubois campe un Pâris ingénu, et retranscrit vocalement toute la malice du personnage. Outre ses qualités vocales et théâtrales appréciées à juste titre au TCE, il fait preuve d’un excellent sens de la nuance et d’une cohésion sans faille avec l’orchestre. Autre ténor, autre rôle, Eric Huchet renouvelle sa performance en tant que Ménélas. Le fameux (é)poux de la reine quelque peu niais délivre une interprétation en toute justesse de ton, qui minimise sa puissance face aux autres figures royales.
Agamemnon (Marc Barrard) s’érige en patriarche autoritaire à l’occasion d’un discours démagogique auprès du “petit peuple” et d’airs laissant résonner son timbre caverneux. Son texte se révèle parfois peu compréhensible du fait d’une diction qui aurait gagné en précision. Philippe Ermelier fait un Augure Calchas fort charismatique en dépit d’un texte parfois graveleux. Vocalement, la consistance de son timbre enveloppe et transporte.
Les rôles secondaires, chacun à leur façon laissent paraître des lignes vocales plaisantes quoique très brèves mais chacun a le mérite de maintenir une présence scénique digne d’attention. Le jeune Oreste (Aliénor Feix), en bon enfant gâté, savoure la présence des hétaïres Parthenis et Léaena (Pauline Texier et Camille Poul, dont l'auditoire déplore de n’entendre que trop peu les voix de soprane) ainsi que le luxe d’un solo pour déployer une voix de mezzo dense et assurée. Pour compléter l’éventail des masculinités caricaturées, les deux Ajax (Sahy Ratia et Florent Karrer) et Achille (Raphaël Brémard) survoltés s’en donnent à cœur joie à l’occasion de glorieux tutti auxquels s’associe le Chœur de chambre du Septentrion. Si l’ensemble donne à entendre des sonorités agréables, le port du masque rend l’exercice de la projection complexe.
L’issue du spectacle laisse entrevoir des réactions mitigées, entre une partie du public conquise, et une autre plus dubitative face aux partis pris adoptés. Observer un classique tel que La Belle Hélène ainsi revisité est une expérience qui vaut la peine d’être vécue... pour l’apprécier d’autant plus.