Once Upon a Time, Jeanne Gérard aux Archives Nationales
Les ironies de l'histoire, tragiques ou amusantes, sont légion dans le monde artistique et les parcours individuels. Dans un esprit de réconciliation peut-être, de concorde artistique assurément, ce concert américain est programmé dans un haut lieu du pouvoir français : les Archives Nationales et plus précisément dans la Cour de Guise. Ce nom rend hommage à François de Lorraine, Duc de Guise, qui fit restaurer magnifiquement cet hôtel particulier, mais en fit également l'épicentre décisionnaire du Massacre de la Saint Barthélémy animé par une haine contre le Protestantisme, celle-là même qui poussera de nombreux européens à émigrer vers les Etats-Unis. Rien de tout cela n'est -apparemment- au programme de ce concert car les morceaux choisis datent du début du XXe siècle, mais pourtant et de fait ce même programme traite aussi des tolérances et des intolérances continuellement perpétrées, entre les origines des individus et des styles musicaux.
Jeanne Gérard, formée en philosophie et anglais dans les non-moins prestigieuses classes préparatoires d'Henri IV et Université de la Sorbonne a en effet rapporté de sa formation à la Manhattan School of Music des chansons de George Gershwin, Leonard Bernstein, Cole Porter, Stephen Sondheim, Aaron Copland, Samuel Barber : mariant chacun et entre eux lyrisme et jazz, musical et cabaret. L'enjeu et l'intérêt de son interprétation tient donc à l'emploi d'une voix lyrique avec la souplesse d'un phrasé sensuel, ou de ces grands crescendi très hollywoodiens puisés dans l'opéra. Sa sensualité de veuve noire souriante se déploie d'emblée et constamment dans une grande homogénéité d'expression et de projection, déployés avec une puissance et tenue impressionnantes à l'envi. L'interprète sait aussi bien placer sa ligne de chant sur la tendre tranquillité des balades au programme, tirant profit de la diversité dans ce répertoire. La jeune artiste (nommée parmi les Révélations lyriques cette année aux Victoires de la Musique Classique) s'emploiera certainement à lever encore le plafond de ses harmoniques dans l'aigu et à creuser le plancher de ses graves.
L'accompagnement est assuré et affirmé par le Quatuor Agate et le piano d'Alexander Ullman (alternativement ou ensemble selon les arrangements et les effets recherchés). Les instrumentistes du quatuor semblent presque de la même famille, physiquement mais surtout dans leur concorde, leur écoute, leurs sourires envers chacune de leurs originalités.
Le violoncelliste Simon Lachemet est très expressif de visage et en place de jeu, le premier violon Adrien Jurkovic déploie l'expressivité des glissandi, le second Thomas Descamps balance ses lignes de l'archet et même des pieds levés pour faire le balancier, le tout avec l'altiste Raphaël Pagnon impeccablement placé. Chaque musicien donne même de la voix, pour chanter la réplique à la soprano sur le bis The Tale of the Oyster de Cole Porter. Le violon 2 d'un baryton hésitant, le violoncelle d'une voix de tête qui fait sauter de rire ses camarades et réjouit le public, l'altiste caché derrière son manche dans une imitation bien ratée de Louis Armstrong, le violon 1 au phrasé juste, enfin le pianiste qui se révèle en se levant un excellent contre-ténor (pour un pianiste).
Le pianiste, qui chante surtout de l'instrument, ouvre le concert en soliste et continue ainsi d'ouvrir symboliquement les réjouissances musicales de l'été avec Summer extrait des Seasons (1947) de John Cage. Une corneille passant au-dessus du public étonné et amusé vient intercaler ses croassements dans les accords et les échappées aux dissonances lunaires de la partition, rappelant The Raven du poète américain Edgar Allan Poe, et faisant là aussi résonner les siècles et les formes artistiques d'Outre-Atlantique au cœur de Paris. Dans la ménagerie de ce concert batifolant, c'est ensuite une mouette parisienne qui vient exprimer son enivrement à voir les cabrioles vocales et instrumentales sur la Vodka de Gershwin & Hammerstein. Ce sont enfin des chants d'oiseaux qui ponctuent la fin du concert sur Somewhere, avant le grand morceau de Sondheim (Send in The Clowns comme un correspondant américain du Ridi, Pagliaccio) et juste après un autre extrait de West Side Story : I feel Pretty que Jeanne Gérard chantait à Musiques en Fête aux Chorégies d'Orange le mois dernier.