Lovesight : Talents en vue et en voix en leur Festival Européen
La pianiste Susan Manoff donne envie de regarder comme elle vers les cieux ou au moins le plafond de cette Cathédrale Sainte-Croix de Paris des Arméniens, qui n'est pourtant nullement orné mais où les résonnances des voix d'Edwin Fardini et de Cyrielle Ndjiki Nya sembleraient presque se matérialiser tant elles sont riches et puissantes. La pianiste montre ainsi symboliquement sa connaissance parfaite de ce répertoire (qu'elle peut jouer les yeux fermés, ou plutôt les yeux levés) et combien elle sait guider les artistes (comme les spectateurs) sans même les regarder tout en désignant, littéralement, la clé de ce concert : une clé de voûte esthétique, celle des arches de la Cathédrale, celle des voix s'exprimant chacune à son tour pour finalement se rejoindre, dans le Romantisme qui réunit le tout. Le Romantisme majuscule plutôt que les romantismes au pluriel, tant le programme parcourt et réunit en effet ce courant et cet esprit à travers les siècles et l'Europe, depuis le premier d'entre tous (Schubert) jusqu'aux échos de cet esprit dans la musique contemporaine d'outre-Atlantique.
L'union romantique célébrée en cette Cathédrale est d'une richesse impressionnante et acclamée : celle du piano et des voix, celle de tous les styles et registres (Lied allemand, Song anglaise, Mélodie française, et bien d'autres formes encore). Edwin Fardini et Cyrielle Ndjiki Nya réunissent chacun son tour les qualités et la richesse du chant lyrique, du prêche et de la séduction de cabaret.
Edwin Fardini joue pleinement toutes les cartes de la beauté et de la noblesse, de sa voix et de toute sa personne. L'immensité du volume et de l'expression (du travail et du talent) fait même du h aspiré une consonne et une passion à part entière. Son "Nacht" plonge dans la nuit noire avec au moins trois n, 4 a et 5 ch, mais aucun de trop pourtant avec un tel déploiement d'articulation, d'expressivité et de matière vocale. Sa démonstration lyrique enchaîne naturellement, d'un Lied de Schubert à l'autre, cette profondeur avec l'agilité du "Pigeon voyageur" qu'il chante, puis revient en faire de même avec les œuvres de Ralph Vaughan Williams.
La timidité initiale de Cyrielle Ndjiki Nya saisit la première tenue vocale pour disparaître et laisser le souffle se déployer. Les mélodies de Duparc ont ainsi tout leur caractère, celui d'opéras en miniature : avec toutes les exigences dramatiques et vocales, intenses et variées, en matière, volume et qualité. La tessiture s'épanouit dans les extrêmes (du grave charpenté à l'aigu rayonnant) et le phrasé s'appuie sur le grand travail abouti de la prosodie (pas une liaison -même les moins évidentes- ne fait défaut ni n'est de trop). Cyrielle Ndjiki Nya s'assied pour écouter les prestations d'Edwin Fardini mais aussi (sur une chaise haute, alors) pour certaines chansons de cabaret (tandis que le baryton s'appuie sur le piano, plongeant lui aussi l'auditoire dans le hall d'un hôtel classieux). La soprano déploie des glissandi très Broadway et très efficaces, suivis de vocalises moins accomplies sur la justesse contrairement aux subites modulations. La voix d'Edwin Fardini s'appuie pour sa part alors sur de riches accents graves et vers des phrasés animés.
Le parcours en parallèle des artistes chacun leur tour se poursuit : pour Cyrielle Ndjiki Nya jusque dans les inspirations Tango de l'Animal Passion (de Jake Heggie) au long aigu vibrant d'une voix pleine et épanouie dans toute sa projection, articulée vers les passions sensuelles les plus suggestives du texte (et un peu du timbre), pour Edwin Fardini vers le Spiritual "Deep River", son morceau de chevet avec "Monstre affreux, monstre redoutable" de Dardanus par lequel il a gagné comme une évidence la dernière édition du Concours Voix des Outre-Mer.
Par son prestigieux parcours et les fameux artistes qu'elle a accompagnés dans sa carrière, Susan Manoff ferait figure de guide pour ces deux jeunes artistes lyriques, si ceux-ci n'étaient pas déjà à ce point accomplis. Surtout, c'est avant tout en dialogue, en accompagnatrice et avec le chant qu'elle s'exprime, jusqu'à se déchaîner sur l'instrument martelant la fougue romantique et les accents en suivant autant qu'en nourrissant le volume des voix.
La pianiste se fait ainsi le trait d'union expressif et romantique du programme et des solistes, dont tout semble mener à leur réunion. Mais hélas, les deux morceaux choisis pour les duos (finaux) sont loin d'être à la hauteur des attentes et des possibilités de ces voix. I Am In Need Of Music composé en 2001 par Ben Moore est une œuvre néo-baroque rappelant des séries télévisées, où Fardini chante falsetto bouche fermée à côté d'une mélodie féminine convenue et sur des accords sucrés-salés (entre guimauve et larmes). Enfin, A canadian boat song (d'Amy Beach en 1890) enchaîne des mouvements de barcarolle ressassée, suscitant un ennui égal à la partie vocale (les deux voix chantant presque la même chose ou chacune son tour).
Le public réclame très chaleureusement des bis mais obtient deux nouveaux morceaux solistes restant dans l'esprit du programme et donnant surtout envie d'entendre à l'avenir Edwin Fardini et Cyrielle Ndjiki Nya réunis dans un opéra.