Le Chant de la Terre entre rêve et réalité au Volkstheater de Vienne
Artiste, décorateur et metteur en scène, Philippe Quesne envisage l'espace spatio-temporel du Chant de la terre (Das Lied von der Erde) de Mahler comme terrain liminaire entre la réalité et le rêve, entre la vie et la mort : là où les êtres ne trouvent presque plus leur place. La dramaturge Camille Louis revient vers l'année de la composition, 1907, durant laquelle Mahler fut confronté aux pires catastrophes et angoisses de sa vie, notamment la mort de sa fille aînée, le diagnostic de sa maladie cardiaque, et sa retraite de la direction de l'Opéra d'État suite à des campagnes antisémites. La mise en scène y fait échos via les catastrophes globales, Tchernobyl, Hiroshima, et les soucis de notre monde contemporain.
Le sol et les murs restent sans fioritures, l'arrière-scène faisant à la fois partie et extension du décor. Du brouillard artificiel, évoquant l’univers émergeant, surgit l'introduction orchestrale et le premier Lied "Das Trinklied vom Jammer der Erde" (Chanson à boire de la douleur de la Terre). La mélancolie et la solitude se matérialisent en une pluie qui trempe légèrement la scène et la transforme en ambiance automnale "Der Einsame im Herbst" (Le solitaire en automne). Deux peintures d'Albert Bierstadt (1830-1902) dans le style des paysages de Watteau marquent les phases principales de la mise en scène. La première peinture évoque une ambiance lumineuse illustrant le lever du soleil et accompagne les parties sur la jeunesse "Von der Jugend" et la beauté "Von der Schönheit". La deuxième peinture évoque une ambiance nocturne et accompagne l'Adieu "Der Abschied" qui conclut le cycle. L'éclairage naturel signé Nico de Rooij souligne les aspects éthérés et mystérieux du décor, dont notamment l'imitation du soleil à l'horizon accompagnée des projections vidéographiques des feux d'artifices qui donne sa vitalité à l’ensemble scénographique. Dans cette salle de style baroque, assez petite mais chaleureuse du Volkstheater, les spectateurs sont ainsi impliqués dans le spectacle.
Les solistes, pieds nus et simplement habillés en noir, tiennent le rôle à la fois de conteur et de témoin. Le ténor Michael Pflumm met la densité et le caractère gracieux de son timbre en valeur pour communiquer les changements d'humeurs et d'ambiances. Malgré son entrée vocale assez faible, presque noyée dans l'orchestre, il récupère vite sa force et lance ses élans qui mêlent une diction excellente à la consistance vocale sur les longues notes et les montées vers le registre haut.
L'alto Christina Daletska, d'un timbre velouté, couple richesse et sensibilité vocales. Le vibrato semble parfois trop poussé, mais ce n’est qu’un détail en comparaison avec l'élan fervent et sincère dans la partie la plus lyrique de l'adieu "Ich sehne mich, o Freund, an deiner Seite / Die Schönheit dieses Abends zu genießen" (Je désire, ô Ami, nous réjouir de la beauté de ce soir à tes côtés).
Emilio Pomàrico dirige l’arrangement pour musique de chambre réalisé par Reinbert de Leeuw et interprété par l'ensemble Klangforum Wien, orchestre fondé en 1985 par Beat Furrer qui se spécialise d'habitude en musique contemporaine. L'accompagnement orchestral fait preuve à la fois de précision et de sensibilité. Les nuances sont mises en valeur, comme notamment la richesse du son romantique produit par les cordes pendant les passages de contemplation, ou les nuances sonores parlantes des cuivres qui communiquent l'état émotionnel paradoxal, suspendu entre l'espoir et le désespoir. La harpe, le célesta, le piano et les percussions renforcent et affirment la profondeur et la richesse texturale de la masse sonore, comme l'échange et la confrontation entre les violons dont le registre grave puise dans l'aspect ténébreux des contrebasses (et dans Le Chant de la Terre).