Au Verbier Festival, Mahler au grand air
Il y aura aussi la Cinquième Symphonie dirigée par Klaus Mäkelä, plus tard dans le déroulé de cette 31ème édition du Verbier Festival qui convoque une nouvelle fois au cœur des alpes la fine fleur du monde lyrique et instrumental. Mais pour l’heure, c’est bien la Troisième Symphonie de Mahler, la plus longue des dix signées par le compositeur (la dernière étant restée inachevée), qui vient très officiellement lancer cette édition 2024 du prestigieux festival alpin. Lequel fait donc plus qu’ouvrir un nouveau chapitre : il passe directement par la case histoire. Car c‘est bien cela, cette symphonie, une histoire, puissante et intense, dont les six mouvements sont comme une rêverie dans une nature d’abord vierge de toute empreinte humaine et même animale, mais où bientôt la vie prend son cours dans tout ce qu’elle a de plus lumineuse, mystérieuse, et menaçante aussi.
Une œuvre comme un long poème tellurique, un cheminement à pas feutrés dans un monde nouveau, dont s’empare ici l’une des phalanges emblématiques du festival suisse : le Verbier Festival Orchestra. Une formation de jeunes talents venus des quatre coins du monde, ici placés sous la direction universelle de Simon Rattle qui sait s’y prendre pour amener ses troupes vers une parfaite homogénéité sonore : une main (la droite) pour tenir la baguette, une autre pour donner les départs aux pupitres d’un ferme geste de l’index, ou pour faire le geste du vibrato adressé à des cordes qui comprennent vite le message. Il y a aussi ces mimiques, le visage fermé et les sourcils froncés, ou bien ce sourire franc et communicatif, qui disent à elles seules quelles couleurs et nuances doivent guider ces jeunes musiciens qui toujours parviennent à se mettre au diapason.
De cet ensemble instrumental, d’où se distinguent d’emblée des cuivres triomphateurs levant haut leurs pavillons, des timbales souveraines, et des cordes sachant se faire aussi mélancoliques que volcaniques, le maestro tire toutes les teintes attendues pour servir les intérêts dramatiques et poétiques de l’œuvre, avec des nuances savamment creusées, et des variations de tempi permettant de traverser cette nature mystérieuse avec des pas autant vifs et décidés que modérés et guillerets. Mention spéciale à Ethan Shrier et Arthur Trælnes, trombone et violon solo, dont l’assurance se fait symbole d’une jeunesse qui, au pied des Alpes, ne tremble pas à l’heure de s’attaquer à un sommet de la musique symphonique.
Et soudain, une voix humaine
Magdalena Kožená a davantage d’expérience, dont elle fait un savant usage à l’heure, dans les mouvements IV et V, de mettre sa voix au service d’une ambiance voulue comme lente et mystérieuse, puis bien plus enjouée. Ayant un contrôle constant de son instrument, dont elle ne cherche jamais à forcer la projection, la mezzo déploie une voix au timbre toujours chaud et à la ligne d’une pureté guère (ou si peu) altérée par le temps, avec ses bras collés le long du corps et le regard comme perdu dans le songe dont il est question (« Ich schlief, ich schlief » je dormais, je dormais). D’abord calée sur des nuances plus que modérées, presque à mi-voix, cette incarnation de l’humanité dans un monde de faune et de flore sait se faire peu à peu plus sonore à l’heure d’en appeler à la joie éternelle, bien secondée par des cors à la suave matière sonore.
Et alors que ce mezzo se fait soudain plus tranchant, mais non moins tourmenté dans des intonations ayant l’aigu pour seule lumière, surviennent les chœurs de femmes et d’enfants (Ensemble vocal du Haut-Valais et Chœur « Cantiamo » de l’école de chant du Haut-Valais), deux ensembles fort complémentaires dont les voix célestes viennent chanter une joie angélique avec un entrain de bon aloi et une innocence rafraîchissante (venant contraster avec le dernier mouvement à la tonalité bien plus affligée). Mais tout se termine en apothéose, avec des crescendi de plus en plus expressifs et des tutti toujours plus ardents, dont un ultime, jubilatoire, amène un long silence venu précéder, une fois les bras du chef retombés, une longue et bruyante ovation. De quoi lancer comme il se doit quinze jours de réjouissances de haut vol.