Les Noces de Figaro ouvrent le Festival d’Aix-en-Provence, Rebelles pour tous
Depuis 1948 (avec Cosi fan Tutte), la présence de Mozart dans la Cour de l’Archevêché est le marqueur de ce Festival d’Aix-en-Provence qui veut allier tradition et modernité. Le choix, avec Les Noces de Figaro, de montrer les méandres relationnels des scènes (de ménage) de la vie conjugale, est en cela particulièrement judicieux : l’œuvre conçue comme un manuel d’éducation sentimentale (mi-pratique, mi-théorique) paraît ici comme une contribution majeure à la sociologie de l’amour. La mise en scène de Lotte de Beer restitue les questions sociétales et la fluidité des genres et des unions, rien qu’avec les choix des accessoires et dans des effets irrésistibles. Les objets du quotidien associés au domestique (machine à laver, fer à repasser et autre ramasse-miette) déraillent joyeusement, comme l’asservissement des femmes. L’effet comique est d’autant plus efficace que les acteurs-chanteurs donnent de leur personne (Cherubin passe à la machine, Suzanne est électrocutée), le tout illustrant l’autre titre de cette œuvre : La Folle Journée. Le réseau qui se tisse entre les personnages est également illustré littéralement par un autre objet "d’occupation des femmes" : le tricot, dont la dimension symbolique et politique est gaiement affichée. Tout le plateau se met à tricoter, rappelant la tradition du "tricot militant", tissant des liens entre entre les genres et les générations, produisant même un immense artefact qui gonfle et se tuméfie durant tout le dernier acte.
La metteuse en scène néerlandaise Lotte de Beer et le dramaturge Peter te Nuyl s’emparent ainsi du propos en lui conférant une poésie hybride : prosaïque, circassienne et féérique. Le décor (Rae Smith) oscille entre la pureté d’un lit matrimonial et un emboitement de pièces à vivre, au kitch années 1960, dont l’espace intermédiaire, celui de la buanderie, est particulièrement occupé (on lave son linge sale en famille). La référence est moins celle du cinéma que de la série télévisée de petites scènes de la vie quotidienne. Les costumes de Jorine van Beek traduisent aussi l’intemporalité et la fluidité d’une époque saisie par la nécessité de faire carnaval, d’inverser pour un temps, ou pour toujours, les rôles, les genres et les frontières. Le tricot de peau cohabite avec l’habit de lumière, la nudité avec l’habit de commère.
La distribution, d’une heureuse homogénéité réunit un ensemble de chanteurs-comédiens, comptant trois anciens artistes de l’Académie du Festival : Julie Fuchs (Suzanne), Lea Desandre (Chérubin) et Emiliano Gonzalez Toro (Don Basilio, Don Curzio). Toutes et tous sont moins personnages que couples, dont les femmes, déjà chez Mozart et da Ponte, tiennent les cartes maîtresses.
La soprano française Julie Fuchs s’impose en Susanna, au jeu d’actrice confondant de naturel, et dont la vocalité se tient dans les frontières, il est vrai poreuses, du personnage. Il y a du naturel, du piquant, des voyelles (le "o") dont l’auditeur ne peut se lasser, une belle longueur de souffle et une voix toujours bien timbrée, dans les situations les plus farfelues.
Son duo avec Figaro, le baryton italien Andrè Schuen, fonctionne à merveille. Son physique est tonique comme sa voix est puissante, chaude, bien placée. Il va creuser dans les profondeurs de sa tessiture avec une pelle d’or, comme pour affirmer vocalement que la véritable richesse est celle du cœur.
Autre couple et autre génération que celui du Comte et de la Comtesse Almaviva. Celle que compose la soprano Jacquelyn Wagner est impeccable : elle sert ainsi le personnage le plus noble, digne et humain, de la pièce. Le timbre a la fragilité apparente de la femme déçue et humiliée, et la force de celle chez qui le pardon est la plus grande des vertus. L’émotion est première, vient ensuite la longueur de souffle, enfin le timbre, savamment rendu fragile par un lit trop souvent vide, mais qui donne tout son art dans les reprises pianissimi.
Son époux, le Comte Almaviva, incarné par le baryton roumano-hongrois Gyula Orendt, est une vraie bête de scène, une sorte de caméléon, infiniment souple et insaisissable, physiquement comme vocalement. La douceur et la fureur animent un même organe dont il se sert comme d’un couteau-suisse.
Dernier couple, aussi improbable que moderne, que celui formé par la Marcellina de la mezzo-soprano Monica Bacelli, prétendante puis finalement mère de Figaro, et le Docteur Bartolo de la basse Maurizio Muraro. La première use et abuse de sa personne, de la mamie tricoteuse à la punk entraineuse, avec quelques chevrotements qu’elle sait transformer en chevrotine quand il s’agit de défendre la cause des femmes. Bartolo tiré à quatre épingles, vocalement comme dans sa mise, a le calme tranquille et la solidité vocale d’un lecteur de philosophie stoïcienne. La couleur est d’une belle eau sombre, qu’éclaire une diction soignée.
Chérubin, page du Comte, rôle travesti, apparaît comme une suite d’étincelles par la mezzo-soprano Lea Desandre (pour une prise de rôle), déshabillée, rhabillée, lavée, repassée, mise à la poubelle, véritable personnage-fusible de toute la pièce. La voix, à l’émission toujours élégante et délicate, se tire de toutes les chausses trappes. C’est avec elle que les bois, dans la fosse, tissent une autre dentelle.
La jeune soprano Elisabeth Boudreault présente en Barbarina une Lolita dès le début de l’opéra, venant offrir sa mélopée sur la perte d’une épingle (comme celle de sa virginité), étrange incursion, qui vient souligner la non moins étrange condition féminine.
Emiliano Gonzalez Toro accomplit les rôles de Don Basilio et de Don Curzio avec verve et légèreté de ton et de timbre, tandis que le jardinier Antonio de Leonardo Galeazzi tire son épingle du jeu, avec une émission solide et droite dans ses bottes.
Le chef allemand Thomas Hengelbrock, à la tête de son Ensemble Balthasar Neumann parvient à canaliser ou amplifier l’action chaotique sur scène, en s’attachant à maintenir la pulsation quasi baroque des cordes et à laisser les parties concertantes des vents donner de leur douceur ou de leur rugosité caractéristique. La fosse peut être écoutée pour elle-même. Le Chœur du Conservatoire de Marseille (souvent travesti en pom-pom girls) complète avec douceur les ensembles vocaux de la pièce.
Le public, malgré l’heure tardive, salue chaque artiste, après avoir reçu une leçon de vie et de voix, grâce à Mozart et à ceux qui ont l’imagination juste de ce que le compositeur peut encore dire à notre temps.