Tristan et Isolde à Aix-en-Provence : bateau, boulot, métro
La mise en scène de Simon Stone, dans la lignée novatrice de Chéreau, Lepage, Tcherniakov ou encore Treliński, a certes cherché à apparier étroitement les lieux, non pas les plus intimes, mais les plus triviaux de notre modernité : un appartement cosy devenu cabine de yacht (acte I), un open space 2.0 (acte II), le métro parisien avec sa petite ligne 11 Lilas-Châtelet (acte III), pour rompre encore avec la monumentalité mythologique de la matière celtique. La symbolique et la magie sont pourtant bien présentes, mais en filigrane. La vidéo (Luke Halls) fait apparaître des extérieurs qui replacent le drame dans la cosmicité naturelle : la mer aux vagues infiniment recommencées, les nuages aux formes et couleurs impermanentes, la nature et ses arbres sacrés.
Mais, à l’intérieur, le coffret magique de philtres de la mère d’Isolde est une boîte en carton de baskets (la chaussure du moment), tandis que la lumière, si importante au second acte, se résume à un ensemble de bougies, reliquat contemporain du sacré, dont la lueur symbolique est peu mise en valeur. Le quotidien est le plus trivial : bateau, boulot, métro. Toutefois, cette conception scénique ne dérange et ne déplace en rien le foyer incandescent de l’œuvre, réuni dans la fosse : Sir Simon Rattle à la tête du London Symphony Orchestra et de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir, Nina Stemme et Stuart Skelton, monumentaux interprètes des rôles-titres.
Le Directeur musical Simon Rattle, hiératique au départ, intensément tendu ensuite pour faire défiler inexorablement la mélodie infinie, fait surgir de la fosse la part la plus légendaire du spectacle. La résonance symphoniste d’ensemble est couplée à une extrême précision (chambriste) de la part de tous, rarement entendue au Grand Théâtre de Provence ou ailleurs. Le spectateur est plongé dans le grand bain du mythe, véritable philtre d’amour sonore de la soirée. L’homogénéité intelligente et intelligible des cordes permet aux vents solistes, parfois très exposés (en particulier le cor anglais), de produire une matière propre et fusionnelle avec le chant, d’exprimer toute l’infinité d’un désir, en contrepoint du fameux accord irrésolu (l’accord de Tristan). La perfection de l’équilibre et de l’homogénéité atteinte en fosse l’est tout autant avec le plateau d’acteurs-chanteurs.
La soprano suédoise Nina Stemme est un monument chantant, de justesse vocale et de simplicité gestuelle, qui semble avoir intégré dans toutes ses cellules un rôle qui atteint les confins physiques et psychologiques de l’artiste. Tout semble couler de la source profonde de son être : diction claire, phrasé d’école, medium intelligible et aigu jamais sacrifié à la véhémence, le tout rehaussé par des déplacements scéniques de vestale. Le Liebestod (grand chant final d’amour et de mort), après un temps nécessaire de latence, récapitule la matière mythico-émotionnelle de la pièce. Il est vrai que la mythologie celtique prend au sérieux les femmes et leur pouvoir magique de guérison.
Le ténor australien Stuart Skelton lui donne une réplique irréprochable, et de même stature, dans l’engagement physique, émotionnel et vocal. Ce n’est pas le timbre qui étonne l’auditeur, tant il semble qu’il s’agisse justement de celui-là même de Tristan, mais la richesse des registres qu’il déploie, de la douceur à la fureur, de la grandeur à la peur, de la vaillance à la défaillance.
Le spectateur se souviendra des duos des deux chanteurs, en particulier celui du deuxième acte, qu’il semble dès lors inutile de dupliquer ainsi visuellement par des figurants.
La Brangäne de Jamie Barton est de carrure. Elle veille au grain -de beauté et de santé- de sa princesse irlandaise, avec toute l’énergie androgyne d’une chanteuse punk. Le registre de la voix est très étendu, avec des graves autoritaires comme des aigus émouvants.
Le public ne peut que boire les paroles du Roi Marke de Franz-Josef Selig, qui incarne non seulement le pouvoir mais la philosophie qui se doit de l’inspirer. L’aisance scénique est immédiate tandis que le timbre de basse, plein, enveloppant, symbolise le fondement, l’ordre d’un monde, alors soumis au chaos.
Le Kurwenal du baryton Josef Wagner qui ne s’impose véritablement qu’au troisième acte, fait également partie des personnages plein d’humanité, capables de dépasser leurs intérêts immédiats. Cela se traduit chez le chanteur par ce qu’il peut y avoir de plus beau dans la verticalité : un corps toujours prêt à soutenir son ami Tristan, une diction droite et surtout une ligne de chant intelligible et qui souligne avec respect chaque mot.
Enfin, le Melot de Dominic Sedgwick est à son aise dans son rôle de jaloux et de délateur, tandis qu’Ivan Thirion (un Timonier) et surtout Linard Vrielink (un Berger), pour son timbre clair, reçoivent des applaudissements mérités.
De la standing ovation pour la musique au chœur des huées mécontentes pour la mise en scène, la troisième proposition du Festival d’Aix-en-Provence poursuit ce travail risqué et difficile de relecture des œuvres les plus emblématiques du répertoire.