Rigoletto dans l’industrie du cinéma au Volksoper de Vienne
Stephen Langridge souligne la tragédie et l'ironie de Rigoletto en mettant le drame dans le cadre d'un tournage cinématographique où tout n'est que jeu et ironie. Le duc de Mantoue est ici un acteur célèbre en train d'achever un nouveau film, La Maledizione, le mettant à l'affiche avec la Comtesse de Ceprano. Ce film, dont le titre rappelle la malédiction du Comte de Monterone, joue un rôle central dans l'ensemble de la mise en scène. Le premier acte commence par la fin du film dans laquelle le Duc poignarde son amante en une série de gestes empruntée au meurtre de Nadia (incarnée par Annie Girardot) par Simone (Renato Salvatori), grand frère de Rocco (Alain Delon) dans le film Rocco et ses frères (1960) de Luchino Visconti.
La Maledizione est jouée sur un grand écran dans le deuxième acte, fournissant un contrepoint ironique notamment à la colère de Rigoletto. Dans le troisième acte, le film est figuré comme une affiche de promotion sur le mur supérieur du café de Sparafucile où Gilda est tuée. Le décor et les costumes de Richard Hudson font sans doute référence au temps d'Hitchcock. En somme, la mise en scène privilégie avant tout la plongée dans la psychologie des personnages principaux par le biais du tournage cinématographique : univers impitoyable dans lequel Rigoletto et sa fille naïve sont victimes des moqueries du chœur (les courtisans devenus ici l'équipe de tournage).
Boaz Daniel incarne un Rigoletto sensible, fatigué et désenchanté par les intrigues de son entourage, dont il tente de protéger sa fille. Son timbre, d'un caractère solennel et majestueux, rend au personnage sa complexité psychologique et ses conflits intérieurs, sans cependant omettre le caractère superstitieux et un peu ridicule. Son chant se caractérise par une précision remarquée, une diction claire, et des intonations dramatiques bien placées qui établissent une proximité avec un parler naturel quand les moments dramatiques le nécessitent. Malgré l'apparence maladive de la figure, le chant est capable de foudroyer et d'intimider par la solidité du registre haut, comme le montre son air de colère. Ses échanges avec Gilda (Rebecca Nelsen) sont à la fois une valorisation mutuelle des timbres et une accumulation des puissances dramatiques.
Pavel Valuzhin est le Duc de Mantoue représenté comme vedette de cinéma très demandée. Le registre moyen est particulièrement impressionnant et les transitions vers le registre haut, quoiqu'un peu monotones et manquant d'expressivité, se font avec sûreté. Un petit manque de précision se fait également remarquer dans les notes longues du registre haut, mais il est toujours vite dissimulé et compensé par l'audace et la solidité dans les articulations et les transitions entre les registres, qui assurent les arias principales bien convaincues.
Rebecca Nelsen incarne Gilda. Sa puissance vocale et le caractère brillant de son timbre sont tout de suite remarqués. D'autant plus que le timbre se sait se montrer velouté ou perçant selon la nécessité dramatique. La précision, la diction et la richesse vocales sont également remarquées, comme en atteste l'aria principale qui exprime son amour pour le pauvre étudiant (le Duc déguisé) "Gualtier Maldè". Le jeu d'actrice capte bien le côté rêveur du personnage, sans pour autant tomber dans une sentimentalité excessive.
Yasushi Hirano incarne un Sparafucile stoïque et pragmatique, raison pour laquelle son personnage en ressort intimidant et effrayant. Son timbre de fer est solide, sombre et profond. Annely Peebo incarne une femme-fatale en Maddalena, par la densité veloutée de son timbre qui maintient sans cesse sa solidité, surtout dans les moments les plus expressifs.
Andreas Mitschke (Comte de Monterone) martèle chacune de ses brèves présences scéniques par le caractère ténébreux et légèrement rauque de son timbre. La scène de la malédiction est marquante, surtout grâce à la gravité de la voix (et non pas au changement soudain de l'éclairage en rouge). Ben Connor convainc en Marullo, puisant dans la solidité du chant pour consolider l'hypocrisie du personnage. Elvira Soukop en Giovanna met son timbre sobre en avant pour fournir un bon appui à Gilda.
Le Chœur assure la vivacité dramatique dans toutes les scènes clés, notamment l'enlèvement de Gilda à la fin du premier acte et la confrontation avec Rigoletto dans le deuxième acte. La direction musicale de Lorenz C. Aichner valorise la mélodicité et les articulations entre les textures sonores, ainsi que les moments dramatiques avec flexibilité et raffinement. Les cordes assurent les changements d'ambiance et d'humeur dans leur plénitude, dans les passages syncopés comme dans les passages intensivement lyriques. Le contact des cordes avec les cuivres au registre grave produit une ambiance dramatique, notamment en ce qui concerne l'angoisse et les prémonitions. En somme, le chœur et les solistes sont également bien soutenus en volume et d'une intensité appropriée.
La salle n'est remplie qu'à 40%, mais malgré cela (et la contrainte du masque toujours imposée), l'appréciation vivante du public apporte une ambiance chaleureuse.