Elektra de la démesure au Théâtre du Capitole de Toulouse
Faute de pouvoir installer l’imposant orchestre straussien au sein de la fosse du Capitole, la précédente production d’Elektra signée Nicolas Joël avait été présentée dans la vaste Halle aux Grains. Le choix opéré aujourd’hui parait plus audacieux et original. L’Orchestre est placé sur la presque totalité de la scène. Il se trouve séparé des solistes par un immense rideau translucide représentant de façon diffuse comme des danses de mort ou de sanglantes batailles.
Sur l’avant-scène réduite et préservée git une immense statue abattue et brisée d’Agamemnon, dans les entrailles de laquelle Elektra attendant la vengeance s’est comme réfugiée. Elle semble ne faire qu’un avec les restes figés de son père idolâtré, notamment avec les pieds coupés, encore posés sur leur piédestal, qui lui servent souvent de refuge, ou avec la tête de la statue encore hérissée d’une couronne rayonnante sertie de pointes vénéneuses.
Dans cet espace restreint, clos et oppressant, Michel Fau a élaboré une mise en scène qui se focalise en premier lieu sur les protagonistes et leurs rapports constamment conflictuels. Le sang et la chair marquent chaque instant, chaque mesure, entraînant le public dans une sorte de danse macabre dont il ne peut sortir indemne ou indifférent. De fortes variations de couleurs marquent le spectacle enveloppé dans un rouge incandescent.
Peu de mouvements certes, mais une présence physique forte et tendue accentuée par les costumes griffés Christian Lacroix comme ce magnifique ensemble carmin avec robe pailletée porté par Clytemnestre ou cette robe virginale et vaporeuse qui représente si bien la douce Chrysothémis. Les servantes toutes de noirs vêtues et habilement maquillées semblent sortir d’une fresque de pleureuses à l’antique. Elles forment une masse soumise et apeurée. À la fois dense et criante de vérité, cette production qui ne vise pas que le spectaculaire, ajoute une pierre lyrique au travail de Michel Fau et de ses collaborateurs : Hernan Penuela pour la scénographie, le peintre et sculpteur Phil Meyer auteur de la statue d’Agamemnon, Christian Lacroix donc pour les costumes et Joël Fabing ici à son meilleur pour les lumières.
Après avoir longtemps interprété le rôle de Chrysothémis, Ricarda Merbeth s’est emparée plus récemment de celui d’Elektra, notamment en 2018 à La Scala de Milan dans la mise en scène de Patrice Chéreau venant du Festival lyrique d’Aix-en-Provence. Après un monologue d’entrée un peu en retrait, marqué par le trac, Ricarda Merbeth se libère de toute contrainte, affirmant même une aisance vocale confondante. Elle considère ce rôle comme celui de sa vie et tout porte à le croire. L’aigu vaillant et dardé avec ferveur s’enflamme, la voix révélant une solidité remarquée sur toute sa longueur, riche d’appuis et d’une amplitude à toute épreuve. Pour autant, le matériau vocal parvient à s’assouplir, à s’humaniser, notamment lors de la scène de reconnaissance de son frère Oreste. Plus terrienne qu’animée d’un inextinguible feu intérieur, son Elektra ne peut que se briser, comme la statue de son père, lors de l’immortelle scène finale. Elle retrouvera le rôle et la mise en scène à Berlin en juin 2022 dirigée alors par Daniel Barenboim, après avoir chanté Senta du Vaisseau Fantôme de Richard Wagner à l’Opéra Bastille en octobre et novembre.
Forte personnalité du monde lyrique et dotée d’une présence scénique puissante, Violeta Urmana campe une Clytemnestre effrayante et menaçante. Elle a conservé au plan vocal fraîcheur et souplesse, qualités qui resplendissent dans ce rôle qu’elle marque par ailleurs de ses graves épanouis et d’un rire presque hystérique. Fière jusqu’au bout et imbue de ses prérogatives, elle s’avance presque en confiance vers son fils Oreste et l’enlace sans vergogne avant d’être transpercée par le glaive vengeur. Car Michel Fau fait voir en direct le meurtre de la Reine, mais aussi celui de son sombre époux, Egisthe? dans une sorte de théâtre miniature, telle l’indolente marionnette qu’il est devenu.
Ce dernier est incarné par le ténor héroïque Frank van Aken qui dans ce rôle pourtant court, démontre qu’une voix facile et large comme la sienne convient beaucoup mieux que celle d’un ténor en fin de carrière.
Pour l’amoureuse Chrysothémis, Christophe Ghristi, directeur du Capitole, a choisi de révéler en France la jeune soprano finlandaise Johanna Rusanen. Encore un peu maladroite en scène, elle offre un portrait fort expressif de la jeune femme, comme nimbée d’espoir et aspirant au mariage et à la maternité. Ses "Oreste" finaux lancés avec souffrance et douleur balaient définitivement ses vaines espérances (nul ne peut échapper à la pire des malédictions). La voix est puissante, lumineuse, un peu retenue encore pour cette prise de rôle, mais tous les espoirs d’une belle carrière sont réunis en elle.
Matthias Goerne incarne un Oreste presque monolithique, d’une rare densité scénique, puissamment meurtri. La voix s’ancre dans une noirceur constante, insinuante, dénuée de tout débordement. Il innerve de façon glaciale toutes les facettes du rôle d’une détermination sans faille.
Le public salue également comme il se doit l’ensemble des servantes présentes qui s’investissent totalement dans le spectacle : la soprano épanouie Sarah Kuffner coiffée un peu à la manière de Sonia Rykiel (en confidente et Surveillante), Svetlana Lifar, Grace Durham, Yael Raanan-Vandor, Axelle Fanyo et Marie-Laure Garnier dans la partie plus développée de la Cinquième servante (sa belle voix généreuse de soprano se reconnait sans peine).
Le jeune ténor Valentin Thill, magnifiquement habillé par Christian Lacroix, fait valoir des moyens lyriques affirmés en Jeune serviteur, tandis que les basses Thierry Vincent et Barnaby Rea donnent toute satisfaction dans leur rôle respectif de Vieux serviteur et de Précepteur d’Oreste.
En forme d’apothéose, la direction musicale de Frank Beermann, déjà présent à Toulouse en janvier 2020 pour un Parsifal remarqué, ose la nuance et les plus vifs déploiements de force sans jamais abasourdir l’auditeur et les chanteurs. Toute de souplesse, d’une précision qui ne vient en rien infléchir la puissance expressive de la partition de Richard Strauss, il amène l’Orchestre du Capitole au plus haut de ses compétences, rayonnant de fiabilité et tout vibrant des intentions du chef.
Le rideau qui dissimulait pour partie l’orchestre se lève un peu en amont des accords finaux pour mieux dévoiler la phalange toulousaine dans toute sa splendeur. Avec un système d’écrans installés dans la fosse d’orchestre et relayant le chef, aucun décalage n'est constaté entre le plateau et les instrumentistes : une performance technique pour le théâtre également.
Une magnifique ovation vient saluer et récompenser tous les protagonistes de cette Elektra exemplaire.