À Nancy, Rigoletto transposé au cœur d’une compagnie de ballet
Après Le Trouvère à Lille, Luxembourg et Caen en 2016, après La Traviata à Klagenfurt en 2017, le metteur en scène de théâtre Richard Brunel désormais Directeur de l'Opéra national de Lyon parachève avec cette production de Rigoletto donnée pour l’Opéra national de Lorraine sa fréquentation de la grande trilogie populaire de Verdi. Conçue comme le point final d’une saison nancéienne 2020-2021 consacrée à la thématique « Transfigurer la nuit », cette mise en scène pousse fort loin la manière dont l’élément nocturne révèle les éléments secrets et cachés de la vie intime des différents protagonistes de l’opéra.
La proposition de Richard Brunel sort bien évidemment des strictes limites du connu et du conventionnel. De fait, le parti pris imaginé par le metteur en scène consiste à situer l’action de l’opéra de Verdi au sein d’une compagnie de ballet hantée par diverses rivalités et jalousies, et dirigée par un Duc-chorégraphe omniprésent et omnipotent. Rigoletto, Monterone, Marullo, Ceprano sont autant de membres de la compagnie qui ont tous leurs raisons pour vouloir en découdre avec leur directeur, lequel ne peut compter que sur le soutien de son fidèle acolyte Borsa. Le Duc pourrait fort bien ici avoir usurpé la place de Rigoletto à la tête du ballet, eu une liaison avec l’épouse du bossu et le mouvement #MeToo pourrait finalement avoir raison des comportements sexistes et machistes qui semblent être dénoncés en filigrane : c’est en tout cas ce que laisserait entendre l’image sur laquelle se ferme le rideau du dernier acte.
La mise en scène éclaire ainsi certaines zones d’ombre du livret et de la partition, comme par exemple l'origine de la haine conçue par Rigoletto envers le Duc, sans pour autant leur apporter une réponse définitive et tranchée. L’astucieuse scénographie conçue par Étienne Pluss présente en tout cas différentes facettes de l’envers du décor, au sens littéral du terme, que ce soit avec la salle de répétition des danseurs, avec la coulisse de laquelle on accède à la scène ou encore avec la loge de la prima ballerina, laquelle semble également servir d’habitat pour figurer la maison de Rigoletto au premier acte, la chambre du Duc au deuxième ou l’auberge de Sparafucile au troisième.
Certes, le spectateur connaisseur de l'œuvre pourrait s'amuser à dénombrer les invraisemblances ou les incohérences d’une telle proposition, qui forcément (et délibérément) bouscule plus que de raison la logique du livret, et contraint à « suspendre son incrédulité » au-delà de ce qui lui est généralement demandé. Ce même spectateur n'en retiendra pas moins la beauté des images qui font intervenir le corps de ballet au moment où les rythmes de la musique s’y prêtent : le menuet du premier acte, le « Parmi veder le lagrime », entre autres. Le contraste entre le traitement réservé aux véritables danseurs et celui des choristes de l’Opéra national de Lorraine souligne en outre la dimension grotesque qui est une composante essentielle de Rigoletto et de l'esthétique de Victor Hugo.
Autre idée de taille, celle qui consiste à représenter sous la forme d’une danseuse la mère défunte de Gilda, plus d’une fois évoquée dans le livret. Cette figure ambiguë, à la fois ange consolateur et messager de la mort, n’est pas sans avoir la charge symbolique et émotionnelle de la mère d’Antonia dans Les Contes d’Hoffmann. C’est en faisant des pointes, sans doute pour tenter d’égaler le modèle maternel, que Gilda émet les suraigus de « Caro nome », ou qu’elle disparaît en fin d’ouvrage. Les apparitions de la danseuse Étoile de l’Opéra de Paris Agnès Letestu, lors des mesures d’ouverture et aux moments d’intimité entre Rigoletto et sa fille, comptent parmi les moments marquants de la mise en scène. La chorégraphie de Maxime Thomas au moment où Gilda se livre à ses assassins, scène visiblement inspirée d’un certain nombre de références cinématographiques, restera aussi à n’en pas douter dans bien des mémoires.
Le plateau vocal est très nettement dominé par les deux protagonistes masculins, même si ces deux derniers semblent appartenir à des univers vocaux antithétiques. Le ténor russe Alexey Tatarintsev fait ainsi valoir une voix de soleil et de miel, très à l’aise dans la tessiture relativement élevée qui est celle du Duc de Mantoue. Sans être d’une grande puissance, elle sait darder des aigus et suraigus claironnants et rayonnants. Le baryton espagnol Juan Jesús Rodríguez, en revanche, insiste davantage sur le poids et la qualité de la déclamation, sans pour autant négliger la beauté et la ductilité de son legato. Son « Cortigiani » est sans doute, sur le plan strictement vocal, le moment le plus accompli de la soirée.
Rocío Pérez aborde le rôle de Gilda avec les moyens d’une Olympia, ce qui entraîne ici et là quelques acidités vocales, notamment au cours des premier et deuxième actes. Le troisième la trouve plus à l’aise dans la projection et la libération de son instrument.
Les rôles dits secondaires se font remarquer par leur qualité, avec notamment la basse caverneuse à souhait d’Önay Köse en Sparafucile et le contralto voluptueux de Francesca Ascioti en Maddalena. Le premier se détache par la puissance de son instrument, la seconde par la précision métronomique de ses interventions, ce qui n'étonne guère de la part d'une chanteuse rompue aux rôles du bel canto et de l'opéra baroque, qui brille également par son jeu scénique très engagé. Pablo Lopez en Monterone, Francesco Salvadori en Marullo, Bo Zhao en Borsa et Samuel Namotte en Comte Ceprano se montrent pleins d'énergie dans leurs rôles respectifs.
Visiblement en parfaite adhésion avec le concept de la mise en scène, le chef Alexander Joel, à la tête du Chœur d’hommes de la maison et d’un orchestre réduit en raison de la pandémie (adaptation de Frédéric Chaslin), dirige avec conviction une partition qui annonce déjà, de par le caractère sombre et tragique qui la parcourt, la force et la puissance des grands ouvrages de la maturité verdienne.