Une Tosca baroque à l’Auditorium de Dijon
Ce n’est pas un opéra que vient découvrir le public, mais un ensemble de morceaux et d’airs populaires du XVIIe siècle méditerranéen, sicilien en particulier : les tarentelles anonymes se succèdent entre les pièces d’Alessandro Scarlatti, de Sigismondo d’India ou de Roland de Lassus, dont le Kyrie eleison achève le prologue. Conçu par Leonardo García Alarcón, le fil rouge du concert est l’histoire de la jeune Cecilia, adaptée de la Canzone di Cecilia, une vieille chanson populaire calabraise contant l’histoire de cette jeune fille qui, pour sauver son amant de l’échafaud, cède aux avances d’un capitaine libidineux. Hélas, la voilà trahie car, après avoir obtenu d’elle ce qu’il désirait, le Capitaine fait exécuter sans façon le malheureux garçon -une histoire qui n’est pas sans rappeler un opéra bien connu. Cette triste aventure est ponctuée par les déboires du Capitaine et de son serviteur (une sorte de duo Don Giovanni/Leporello) et des douleurs de l’épouse du Capitaine, dédaignée et méprisée par son mari. Pour conter cette histoire, Leonardo García Alarcón a choisi de réunir ces airs qui, bien que ne se rapportant pas directement à l’histoire de Cecilia, dévoilent le caractère et les sentiments des personnages. C’est donc un patchwork musical que propose ici le chef argentin.
Tour à tour, les chanteurs s’avancent, seuls ou partageant duos, trios, quatuors ou quintettes, comme lors du prologue où les cinq voix se rejoignent dans une belle harmonie. S’ouvre ensuite le premier acte, sur une berceuse anonyme (Fermarono i cieli), dont la jeune soprano portugaise Ana Vieira Liete, qui incarne Cecilia, chante l’introduction. La voix se déploie, limpide et cristalline, pour entonner cet air simple mais baigné de tendresse. Tout au long du récital, la chanteuse incarne une jeune fille ingénue, dont elle sait toutefois montrer l’étendue des bouleversements et des souffrances, en particulier au moment où Cecilia cède finalement aux offres du Capitan maggiore. Les instruments se taisent alors et ne demeure plus que la voix, chargée de douleur et de résignation. L’émotion dont la chanteuse fait preuve ne cède toutefois en rien à la technique et à la diction précise.
Apparaît à côté de la Cecilia d'Ana Vieira Liete, dans sa robe rouge flamboyante, l’épouse du Capitaine, Donna Isabella, interprétée par Lucía Martín-Cartón. Son soprano, moins léger, fait montre d’une voix souple, riche en nuances et chaleureuse, avec une prononciation claire et distincte, aussi bien en italien qu’en espagnol. Elle impressionne le public par son interprétation à la fois vive, courroucée et vengeresse (Va, ché l’hai fatto a me), mais aussi par la compassion qu’elle porte à la pauvre Cecilia, en particulier dans le magnifique duo sur l’air anonyme A riturnella : Donna Isabella n’est alors plus une épouse affligée et jalouse, elle devient l’image de la mère salvatrice, le secours d’une Cecilia déshonorée et endeuillée. Idée qui se retrouve d’ailleurs dans la symbolique des couleurs des robes des deux chanteuses : Cecilia commence dans le blanc de l’innocence mais, une fois l’acte fatal accompli, c’est vêtue de sombre qu’elle reparait, en deuil de son amant et de son honneur virginal. Quant à Donna Isabella, son habit rouge et flambant cède la place à une magnifique robe dorée dans laquelle elle abandonne la vengeance pour aimer et consoler sa rivale, telle une sainte chrétienne. Enfin, pour parachever cette proximité entre les deux femmes, c’est Donna Isabella qui, pendant tout le concert, sera la narratrice des mésaventures de Cecilia.
En la personne de Don Lidio, le capitaine et bourreau de Cecilia, le public retrouve Mathias Vidal. La voix est agréable, elle aussi chaude et nuancée. Le ténor sait projeter de grands éclats puissants, manifestation de la violence de son personnage, qui ne semble pourtant pas si mauvais au début : Don Lidio est présenté par une sorte de duo buffa où, flanqué de son serviteur, Santino, il chante un premier air napolitain de Tommaso Carapella (Ho vinto, Amor) et surtout, l’air anonyme U ciucciu (repris lors du bis) où il déplore la mort de son âne. Ces allures burlesques disparaissent cependant bien vite, dès les premières notes de La Canzone di Cecilia, où Mathias Vidal se fait tout de suite bien plus sensuel et menaçant.
Par opposition aux éclats puissants du ténor, la basse de Matteo Bellotto est, elle, calme et profonde. Moins expressive, elle offre cependant une variété de graves bien placés qui se démarquent des deux autres chanteurs masculins, plus loufoques et bariolés. Ce Peppino, amant de Cecilia, demeure solennel, presque austère, mais cela n’enlève rien au tragique de la situation, en particulier lors du duo d’amour d’In solitare arene, de Cataldo Amodei, où il fait montre d’une longue et belle émotion.
Santino, le serviteur de Don Lidio est, quant à lui, incarné par le contre-ténor Filippo Mineccia. S’il peine à convaincre dans son duo comique initial avec Mathias Vidal, par un trop-plein de brusque théâtralité qui affecte quelque peu la voix, il se rattrape bien vite, avec notamment La Parca de Cataldo Amodei, où il projette de très beaux aigus, émanant d’un timbre chaleureux et plaisant.
Enfin, l’orchestre de La Cappella Mediterranea, mené par Leonardo García Alarcón (lui-même au clavecin/orgue), accompagne avec précision et nuances, mais aussi avec fougue et vivacité, les aventures de Cecilia et des autres personnages. Le chef prend même la peine de présenter au public chacun des instrumentistes, qui sont tous salués unanimement à la fin. Le bis se conclut d’ailleurs par une tarentelle endiablée où, via les applaudissements, les spectateurs peuvent eux aussi participer à loisir à la musique. Ainsi se conclut donc l’histoire de Cecilia, dont les malheurs s’achèvent lors d’un quintette final retentissant d’émotion. La salle, conquise, salue d’un tonnerre d’applaudissements l’orchestre et les chanteurs.