Le Crocodile trompeur retourne à l’Aquarium
Huit ans après sa création, Le Crocodile trompeur, signé Samuel Achache, Jeanne Candel et Florent Hubert, fait un retour remarqué, avec une troupe d’artistes qui n’a rien perdu de sa fraîcheur. Le bonheur de se retrouver semble d’autant plus grand que chacun a poursuivi entretemps des aventures théâtrales et musicales singulières.
La meilleure façon de décrire ce fantastique tourbillon de rire et de mélancolie est peut-être bien celle adoptée dans le programme mis à disposition sur les tables du chaleureux atrium du théâtre : une énumération d’apparence décousue qui livre à l’imagination les matériaux bruts d’un bricolage qui tient du miracle — « Dans Le Crocodile trompeur, il y a : un discours sur l’harmonie des sphères, une chute dans un corps amoureux, les bras de Didon, la mélancolie d’une biche, une machine célibataire, de la sauvagerie et des petites morts, un abandon et une tragédie. » Et il faudrait poursuivre : il y a un chef d’orchestre à ski, une grappe de raisins façon roulette russe, un stagiaire plus habile qu’il n’en a l’air, des accents anglais tellement outrés qu’ils paraissent véritables, un harmonium taquin, etc.
Mais il y a avant tout Didon et Énée de Purcell, sa musique et son livret dont les artistes se sont emparés dans un processus d’écriture collective au plateau cher à la Compagnie la vie brève. Le spectateur entre littéralement dans l’histoire via une hilarante autopsie de Didon, profanation archéologique et anatomie de la mélancolie poursuivie par Achache avec le spectacle Songs. Après ce grand moment de pantomime clownesque, le premier acte de l’opéra se déroule à peu près tel qu’il figure dans le livret, à cela près que chaque numéro de la partition originale donne lieu à un arrangement inouï, réglé sur le propos dramaturgique. À titre d’exemples, le premier chœur (« Banish Sorrow, Banish Care ») devient un hymne à l’insouciance façon surf music, le chœur suivant (« When monarchs unite ») est répété un grand nombre de fois à un tempo très élevé, avec l’impassibilité marmoréenne du chœur antique. La polyphonie est d’ailleurs enrichie de voix supplémentaires qui scandent à un débit plus lent la brève sentence politique.
Quant à l’accompagnement du récitatif, il est toujours varié et inventif, mais fidèle cependant à l’esprit et aux nécessités de cette écriture vocale. Qu’elle soit confiée au trio à cordes (violon, violoncelle et contrebasse) ou bien aux vents, cette basse continue augmentée trouve toujours le juste équilibre avec les voix des protagonistes.
Dès sa première entrée, Anne-Emmanuelle Davy dans le rôle de Didon affirme des qualités de comédienne mises au service de la parole musicale. Sa diction expressive donne du relief à la ligne vocale soutenue et étale (« Peace and I are strangers grown »). Dans la mise en scène de cet orchestre bigarré, suspendu aux lèvres de la reine amoureuse, sont déjà à l’œuvre les prémisses d’une théâtralisation du jeu instrumental que Samuel Achache souhaite développer désormais avec sa nouvelle compagnie La Sourde.
À la mezzo flamboyante répond une Belinda espiègle, légère et pétillante (« Pursue thy conquest, Love »). Marion Sicre est à l’aise dans les vocalités changeantes de ce rôle ambigu de sœur confidente, jalouse peut-être, aux accents parfois prophétiques, comme lorsqu’elle entonne un swing chaloupé sur quelques vers du prologue dont la musique est aujourd’hui perdue. Cette pièce ajoutée est une nouvelle occasion de constater les talents multiples de ces comédiens-musiciens (ou inversement) : dans ce registre terriblement jazz, la trompette d’Olivier Laisney s’offre un solo splendide.
Jan Peters dans le rôle d’Énée n’est pas en reste. Des vocalises parfois approximatives et des basses quelque peu en retrait trahissent certes une pratique vocale moins ancrée que sa partenaire, mais il déploie néanmoins un ténor souple aux aigus naturels, bien timbré dans le médium. Une certaine hétérogénéité des registres ne constitue pas un obstacle à l’expressivité, à l’image de ce spectacle qui joue avec virtuosité sur les registrations. Surtout, le discours prime et le récitatif y gagne en fluidité.
Le deuxième acte s’ouvre par un coup de théâtre : la bâche à l’avant-scène s’écroule et se révèle la scénographie splendide de Lisa Navarro, décidément fascinée par la ruine. L’autopsie se poursuit, voilà que se découvre le cœur désaffecté de la reine Didon, tel un paysage lunaire parcouru d’êtres étranges et drolatiques. Léo-Antonin Lutinier fascine par son talent comique irrésistible. À la fin de l’acte II, là où se noue la tragédie, Jan Peters donne à entendre la bouleversante et cruelle humanité d’Énée : « Jove's commands shall be obey'd », il faut obéir aux ordres de Jupiter et abandonner cet amour qui vient d’éclore.
Didon surgit alors, empêtrée dans un voile de douleur. Avec une tenue de souffle irréprochable, une droiture de la voix et un vibrato ornemental relativement serré, Anne-Emmanuelle Davy campe une Didon blessée et inflexible. La tension va croissant, jusqu’à la lamentation finale où l’accompagnement instrumental revient au plus proche de la partition originale. Dans cet air fameux, la ligne vocale s’écoule sans entrave, à un tempo idéal : avec toute la retenue qui convient à cet instant fatal, le temps s’écoule néanmoins comme les derniers flux vitaux, avant que le saxophone n’exhale la ritournelle. Le dernier chœur (« With drooping wings ») est interprété a cappella, en symétrie du chœur de réjouissance à la fin du premier acte (« To the hills and the vales »). La troupe, figée en un émouvant tableau, image douce et poignante à la fois, fait preuve d’une grande maîtrise et d’une écoute qui trahit de longues semaines de travail collectif, même si toutes les voyelles ne sont pas homogènes ou que l’alto trébuche parfois sur les notes les plus hautes.
La signification est véhiculée par des stratégies diverses. L’usage du surtitre est minimal et va droit à l’essentiel en traduisant « Le monde est beau » pour « The day is our own ». Les mots du livret constituent un matériau d’improvisation à l’égal des notes de la partition. Ils surgissent au débotté, se glissent parmi les tirades de l’extraordinaire Vladislav Galard, sorcière schizophrène et bilingue. Ils sont mimés, brodés, glosés, hurlés, répétés, anticipés, simultanés. Ils sont une mémoire subjective et collective de l’œuvre originale, à l’instar des interprétations musicales de la partition de Purcell, que Florent Hubert conduit avec audace et respect. Dans un esprit véritablement baroque, le spectacle se comprend comme un ensemble de rapports, une constellation de liens qui sont les moteurs de l’intelligence et de la poésie.