Hera Hyesang Park, sirène dans les eaux profondes du Teatro Colón
C’est aux côtés de l’Orchestre permanent du Teatro Colón, dans une formation de chambre réduite à une vingtaine de musiciens dirigés par le chef et pianiste Marcelo Ayub, que se produit Hera Hyesang Park, également protagoniste d’une vidéo projetée en ouverture de ce récital qui surprend, à bien des égards, un public "médusé".
Comme un poisson dans l’eau
Révélation du cast B de La Flûte enchantée par Barrie Kosky en 2023 au Teatro Colón, Hera Hyesang Park n’en est pas à sa première traversée transatlantique pour toucher le public argentin, face auquel elle est particulièrement à son aise. C’est cette fois en haut de l’affiche qu’elle fait son apparition sur grand écran dans un court-métrage réalisé par le cinéaste argentin Mariano Nante. Le spectateur y découvre à l’image la chanteuse qui déambule dans les travées d’un Teatro Colón désolé, dévasté, progressivement envahi par une brusque montée des eaux. La soprano entre réellement en scène micro en main après les premières mesures entonnées depuis les coulisses de « While You live » de Luke Howard, lente dérive vocale qui forme la bande originale du film jouée en simultané par l’Orchestre permanent du théâtre, tandis que son clone aquatique poursuit à l’écran son périple, telle une sirène, en nageant dans les profondeurs de la salle principale du théâtre entièrement plongée sous les eaux. De facture sobre et élégante, le film ne cache pas sa dimension publicitaire (ce qu’il est puisqu’il est produit par Deutsche Grammophon à l’occasion de la sortie du deuxième album de Hera Hyesang Park, Breathe, dans cette prestigieuse collection). L’inventivité du scénario du film étonne, et sa réalisation technique force l’admiration tant les images, oniriques à souhait, sont suggestives. La projection live en très grand format a cependant l’inconvénient d’en assombrir et ternir le rendu cinématographique.
Météo marine changeante : d’eau claire en eaux profondes
La soirée, alors que d’interminables averses (anormalement) tropicales baignent d’humidité les rues de Buenos Aires, mène le public vers des fluidités lyriques et vocales elles-mêmes très changeantes et variées. De Purcell à Cecilia Livingston, en passant par Rossini, Verdi, Richard Strauss, André Previn, de l’eau de source caressante des compositeurs mexicains (Manuel Ponce, María Grever) ou encore coréens (Doo-Nam Cho, Hyo-Won Woo, Un-Yung La) aux eaux profondes et périlleuses de classiques comme « Casta diva » (Norma de Bellini), malheureusement gâché par une alarme de téléphone semblant réveiller les loupiotes-méduses adossées aux balcons : une extrême diversité d’époques, d’esthétiques et de genres musicaux sont maniés par une sirène, figure mythique et universelle, qui chante, cette fois sans micro, en pas moins de cinq langues : anglais, allemand, italien, espagnol et coréen. Cette démonstration de force, ou plus exactement de charme, se fait sans ostentation : l’absence de cohérence programmatique laisse place à une voix et à une personnalité qui à elles seules font, de concert, le trait d’union d’une soirée placée sous le signe des choix vocaux d’un cœur oriental, plus que d’une raison occidentale. En ce sens, il est peut-être regrettable qu’Hera Hyesang Park, sur les dix-neuf titres interprétés (en incluant les trois bis), n’ait chanté que trois extraits du patrimoine vocal de son pays. Le public local peut toutefois se réjouir d’entendre deux premières argentines : Paula Modersohn-Becker de Cecilia Livingston et Gasiri de Hyo-Won Woo. Si le premier de ces titres manifeste une certaine influence des Gymnopédies de Satie, alors que l’assise et la précision du gong japonais s’harmonise habilement avec le timbre de la voix de la soprano, le chant coréen du deuxième morceau met en exergue une bouleversante fragilité à fleur de peau, tandis que les couleurs orientales de l’orchestre s’unissent à des pianissimi vocaux ténus et tenus.
Une voix cristalline qui n’est pas à bout de souffle
Le principal atout de cette "sirène", conformément au mythe dont Homère rappelle qu’elle est, à ses origines, un être aérien (c’est un oiseau à tête de femme), c’est cette voix céleste, pure, lumineuse et fluide, dont le timbre légèrement bleuté, d’une homogénéité rare sur toute la tessiture, frappe et séduit les auditeurs. Tantôt enjouée, plus souvent volontiers portée vers la mélancolie, la voix se fait aérienne et vise le bleu coupole du théâtre comme quête d’horizon, même s’il n’est pas certain que le volume déployé ait pu toucher pleinement le public des étages supérieurs. Les Lieder de Strauss mettent en évidence d’élégants médiums mordorés et des aigus pourtant puissants : l’émission y est langoureusement flûtée, le vibrato très discret et stable. L’articulation varie en fonction de la langue qui s’échappe des vapeurs vocales qu’elle dessine dans l’air ambiant. L’espagnol, l’anglais et surtout l’italien semblent les plus audibles et compréhensibles. La complicité avec l’orchestre et leur chef, qui fait preuve de précision, de nuances mais aussi de bienveillance à l'égard des bancs de musiciens autour de la sirène, ménage d’émouvants duos savamment concertés (avec la harpe sur un extrait de la version italienne du Siège de Corinthe de Rossini ou avec le violoncelle sur « Vocalise » d’André Previn). Le geste théâtral est minimaliste mais sincère : ainsi la fatigue de la chanteuse, après deux heures de concert, n’est-elle pas feinte avec ce corps gisant à terre de longues secondes une fois la dernière note émise et une vague d’applaudissements marquant la reconnaissance d’un public conquis qui ovationne longuement cette soirée.