Méta-mise en scène de Madame Butterfly à l’Opéra du Rhin
Les mises en scène épurées de Madama Butterfly ne sont pas rares, et les propositions qu’en ont faites récemment Bob Wilson à Paris ou Anthony Minghella à New York comptent désormais parmi les grands classiques des visions scéniques du chef d’œuvre intemporel de Puccini. Fini, le temps des geishas en kimono, des cerisiers en fleurs et des Fujiyama en toile de fond. La vision offerte par le metteur en scène argentin Mariano Pensotti, déjà présent à Strasbourg en 2019 pour Beatrix Cenci de Ginastera, se situe résolument dans cette mouvance. L’idée consiste à établir tout au long de l’opéra un parallèle entre le destin tragique bien connu de Cio-Cio-San et celui de la metteuse en scène fictionnelle Maiko Nakamura, jeune Japonaise installée à Paris dont les doutes sur son identité et ses racines culturelles sont mis en regard avec le propre drame de Butterfly. Devenue une metteuse en scène spécialiste des propositions japonisantes de Madame Butterfly, précisément, habituée à donner de l’opéra de Puccini la vision kitsch traditionnelle que le public demande d’année en année, Maiko décide à l’occasion de sa mise en scène strasbourgeoise de retirer tous les aspects folkloriques dont elle use habituellement, afin de montrer le lien entre sa propre vie et celle du personnage éponyme de l’opéra. Plus qu’une simple histoire d’amour, ce que selon Maiko l’opéra n’est pas, Madame Butterfly devient un opéra sur les femmes obligées (quelle que soit l’époque qu’elles traversent) de se fondre dans les archétypes culturels qui les façonnent et qui les emprisonnent : elles qui ne rêvent finalement que de fuir l’univers qui les a vues naître afin de devenir autres et de découvrir ce qui se trouve au-delà du connu. Tout comme le personnage éponyme de l’opéra, Maiko lutte pour sortir du carcan infernal dans lequel les pressions sociales, culturelles, familiales et autres l’ont précipitée. Le suicide de Cio-Cio-San, qui déjà réitère la mort rituelle de son propre père, est donc doublé ici du propre suicide de Maiko, dont le spectateur apprend à la fin du troisième acte (de manière presque indécente) qu’elle s’est jetée du deuxième balcon du théâtre quelques jours avant la première strasbourgeoise de l’opéra. Mariano Pensotti centre ainsi l'ouvrage sur la crise identitaire que déclenche le rêve de l’ailleurs inatteignable, ce rêve tellement humain né immanquablement de la rencontre d’une culture autre, présentée comme dominatrice, avec un univers confiné et sclérosé par des traditions ancestrales vidées de leur sens.
La proposition du metteur en scène argentin met en lumière certains aspects de la musique et du livret, notamment tout ce qui touche à l’interculturalité et au choc des cultures. La superbe scénographie de Mariana Tirantte, magnifiée par les somptueux éclairages d’Alejandro Le Roux, met d’ailleurs l’accent sur le thème du déracinement et de la perte des repères : présence de deux souches d’arbre à gauche et à droite du plateau, vision d’un arbre décharné suspendu à l’envers depuis les cintres d’où s’échappent quelques feuilles mortes noircies au moment du duo des fleurs, apparition au deuxième acte de silhouettes d’arbres sur les panneaux qui constituent la maison de Butterfly. Maison emblématique, d’ailleurs, qui semble évoquer au premier acte l’hypothétique construction d’un moi identitaire, pour finalement se désagréger panneau par panneau au deuxième acte, ne laissant au troisième que le vide écrasant dans lequel Cio-Cio-San, mais aussi donc Maiko, se retrouvent comme prises en étau dans leur effrayante solitude. La beauté tout exotique de costumes magnifiquement stylisés, eux aussi dus à Mariana Tirantte, contribuent au plaisir pour l’œil que constitue ce spectacle visuellement accompli.
La soprano roumaine Brigitta Kele dans le rôle-titre ne dispose pas, loin s’en faut, de moyens illimités, ni même d’un timbre intrinsèquement beau, mais conquiert vite par la ductilité de la mezza voce dans le registre supérieur de la voix, ainsi que par la beauté des phrasés. L’endurance de la chanteuse ainsi que son engagement scénique ont vite raison des quelques réserves que pourraient appeler les relatives raideurs de son instrument. À ses côtés, le ténor italo-américain Leonardo Capalbo dispose d’un timbre plus solaire, dont il use généreusement, mais ses aigus sont systématiquement émis en force. L’aisance du jeu scénique de l’acteur en fait en revanche un Pinkerton tout à fait crédible, et ne laisse aucun doute sur la sincérité des remords d’un personnage souvent rendu antipathique, notamment lorsque la mise en scène prend un parti et point de vue exclusivement conjugués au féminin.
Sur le plan strictement vocal, le plateau est en fait nettement dominé par les personnages dits secondaires, à commencer par la Suziki de l’Alsacienne Marie Karall, dotée d’un timbre rond et chaud qui ferait espérer davantage de rôles plus conséquents. En Sharpless, Tassis Christoyannis déploie en plus de la beauté et de la noblesse naturelles du timbre, la sobriété du chant et celle d’un jeu d’une rare retenue. Le Goro de Loïc Félix est incisif dans son jeu comme dans son chant ou son élocution. A noter également la basse aux reflets cuivrés du Bonze incarné par Nika Guliashvili, ainsi que deux jeunes artistes de l’Opéra studio de l’Opéra National du Rhin, la mezzo Eugénie Joneau en Kate Pinkerton et le baryton Damien Gastl en Prince Yamadori et en Commissaire impérial. Nul doute qu'ils reviendront bientôt dans des parties plus ambitieuses.
Le Chœur de l’Opéra National du Rhin, peu sollicité dans cette partition, fait preuve de son professionnalisme habituel, et le chœur à bouche fermée compte parmi les moments marquants de la soirée. Dans une version à l’orchestration réduite -occasion de ressortir pour la circonstance l’adaptation d’Ettore Panizza-, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg joue le jeu de la « dé-sentimentalisation » de l’opéra : le chef Giuliano Carella, qui connait son Puccini sur le bout des doigts, opte pour une lecture analytique, privilégiant les détails d’une orchestration aux mille beautés sur les déferlements émotionnels auxquels les auditeurs sont souvent habitués. Triomphe de la part d’un public reconnaissant et soulagé de pouvoir à nouveau reconquérir un espace familier qui lui est longtemps resté inaccessible.