Le public bruxellois retrouve sa Monnaie avec La Tosca
Bien entendu, il semblerait fou de croire que La Monnaie, sous la direction de Peter de Caluwe, se contenterait de présenter La Tosca d’une manière classique (20 années après sa dernière reprise). Tosca s’offre ici politique en réponse aux puissances religieuses, aux mensonges, aux vices, à la justice et aux abus de pouvoir avec une modernité crue. Mise en scène par Rafael Villalobos, l'œuvre se pare également d’un raffinement et d’une élégance extrême, surplombée par cette violence carnassière, en accord avec la direction musicale d’Alain Altinoglu, toujours à la pointe.
ROMA O MORTE
La Tosca n'existerait pas sans Rome, et inversement semblerait-il. Nourri par la vision de la capitale italienne, de son histoire et des passions humaines les plus exaltantes, l’espagnol responsable de la mise en scène Rafael Villalobos propose une relecture baroque de la Tosca en écho d’une œuvre qui regarde une œuvre. En effet, si Rome lie la Tosca à son histoire, il semblerait qu’elle appelle aussi à la trajectoire émotionnelle du cinéaste Pasolini (qui dans un tout autre contexte avait filmé la Callas en Médée) et du mythique long-métrage Salò ou les 120 jours de Sodome (1976). L'œuvre orgiaque de Pasolini s’attaque aux dirigeants puissants et pervers, aux Juges, Présidents, Évêques et Ducs qui huilent des rouages d’un système nécrosé. Ses quatre grands lieux de "déjection" de l’âme prennent alors la forme chez cette Tosca d'un grand cerclo-squelette architectural blanc laiteux. Cet espace presque virginal se dessine alors comme un espace condensé d’histoire, mi-Colisée, mi-prison, le grand cercle du temps Romain condensé dans les lignes architecturales classiques de Bramante, en maquette à taille (in)humaine (référence au Mausolée sur le Janicule de Rome).
Tout y est blanc, la lumière y est vive, le grand cercle virginal blanc sur pivot semble prêt à recevoir les pires histoires des hommes, les assassinats, le sang, le bruit, les jets de peinture, mais surtout la musique. Musique des âmes, musique de Dieu, la partition de Puccini semble alors servir des scènes esthétiquement sublimes, aux actions pourtant dérangeantes. Des histoires de prêtres défroqués, de jeunes sacristains dévergondés, de petits anges de luxure tombés sur Terre, esclaves sexuels d’une Curie romaine qui rappelle les 120 jours de Sodome avec effroi. Le jeu des puissances, de l’impunité du pouvoir résonne alors avec la beauté de la musique, avec plus de cruauté encore. Et pourtant parmi toute cette violence subsiste l’histoire de la Tosca romaine, de son amour déchiré, jaloux et puissant malgré les vices des hommes.
« Peut-être suis-je un incroyant, mais alors un incroyant qui garde une nostalgie de la foi »—- Pier Paolo Pasolini
Cette fascinante symbiose entre beauté et violence semble ancrée dans le monde de l’art. Sade, Pasolini se posent en références-clés de la mise en scène, mais impossible de ne pas faire le lien avec l'œuvre picturale du Caravage, son traitement du sang et de l’angoisse humaine, l’élégance de son ultra-violence. Judith et Holopherne semble nourrir le propos du déchainement, de la violence de la femme sur l’homme, en accord total avec le geste criminel et de résistance de la Tosca. Le Caravage qui en son temps semble aussi avoir vécu avec passion le refus de l’ordre, des codes religieux et du Dogme tout en ayant une profonde lecture mystique des relations humaines. Ses peintures s’en trouvent sonores, et s'accordent parfaitement avec la musique exaltée de Puccini.
Certes, La Monnaie s’ouvre à un public (minime de 200 personnes) et les distanciations sociales en vigueur empêchent toujours l’orchestre de jouer à plein régime. Aidé de son collègue Frédéric Chaslin qui signe une réduction orchestrale, le Directeur musical Alain Altinoglu parvient à condenser encore cet arrangement de Tosca en une substantifique moelle, parfois minimaliste où la musique se doit d’exister avec une efficacité tant physique qu’émotionnelle. De leur côté, les chanteurs se rapprochent autant que possible de l'avant-scène donc du public, exprimant leur passion le plus directement (les Chœurs préparés par Alberto Moro sont cachés du public), le tout venant souligner encore plus la vision théâtrale de la pièce. Tout semble concentré sur un cercle qui tourne inlassablement à la manière d’une mécanique lourde, tandis que la musique dirigée par Alain Altinoglu triomphe avec une légèreté déconcertante.
Cette Tosca est présentée en grande production à La Monnaie, puisqu’elle donnera la chance au public de la retrouver pour 14 représentations différentes, avec un double casting pour les trois protagonistes (compte-rendu de la seconde distribution à suivre sur nos pages).
Dans le rôle-titre, la soprano grecque Myrtò Papatanasiu que le public de La Monnaie aurait dû voir dans Falstaff de Verdi en décembre dernier prend sa revanche sur son absence forcée et brille ici avec une sensibilité redoutable. Touchante, digne, épurée et pourtant luxuriante, la voix de la soprano sonne limpide. Derrière une facilité déconcertante, Myrtò Papatanasiu offre au rôle de Tosca une interprétation ultra-précise et expressive qui se libère dans le tragique ultra-violent du IIIème acte.
Face à la dignité de Tosca, le Baron Scarpia trouve en Laurent Naouri une vision fascinante. Vicieux, l’homme au-dessus de ses lois s’exprime avec son baryton d'une aisance et d'une facilité théâtrales. Le chanteur, que le public aurait dû voir sur les planches de La Monnaie avec les deux productions de Falstaff et Henry VIII insuffle en chef de la police une ambiance suffocante sur scène avec un naturel désarmant, détaché des codes de représentations de l'œuvre, le Baron Scarpia semble plus actuel encore. L’homme puissant dépassé par ses fantasmes, ses vices, qui en veut toujours plus par plaisir de consommer semble perdu face à sa propre impunité. Le prix à payer est lourd, et le tragique s’installant peu à peu dans le monde privé du Baron Scarpia, la voix du chanteur se transforme avec une très belle précision jusqu’au cri de mort.
Le ténor tchèque Pavel Černoch s’offre plus bel-cantiste, plus tragique à l’italienne. Son lyrisme est constant, son personnage certain de sa puissance au service de la politique et d’une intégrité sans faille peut même s'offrir une voix aérienne et sensible, jusqu'à la plongée tragique dans le piège du Baron Scarpia.
Sava Vemić, fugitif Angelotti (évadé du cachot de Saint-Ange) marque ici ses débuts à La Monnaie de sa voix basse, austère et profonde avec une assurance remarquée. Plus vicieux, dérangeant dans le rôle du Sacristain, Riccardo Novaro marque sa voix d’une belle vélocité. Très précis, vif et piqué, le baryton italien incarne l’impunité de l’Eglise, ses vices et son penchant pour les interdits. Accompagné de sa troupe de jeunes éphèbes en aube de soie légère, il s’exprime luxueux, très ornementé et baroque.
Ed Lyon débute dans le rôle de Spoletta, mais le public bruxellois le connaît bien grâce à ses dernières participations pour The Turn of the Screw de Benjamin Britten (en streaming 2021), mais aussi Tristan et Isolde en 2019 et La Flûte enchantée, mise en scène par Castellucci en 2018. Le ténor aurait dû aussi participer à la production d’Henry VIII, et trouve en Spoletta une interprétation minimaliste mais remarquée. Son partenaire de crime Sciarrone déploie la voix abyssale de Kamil Ben Hsaïn Lachiri, profonde et puissante, tandis que le berger Logan Lopez Gonzalez caché derrière un grand drap en ombre chinoise représentant l'œuvre de Caravage, donne accès par la puissance de ses aigus au deuil, en résonance avec celui de Tosca.
Encore une fois, La Monnaie aura marqué sa production par une audace et une puissante recherche esthétique, tant visuelle que musicale. Cette Tosca s’offre au public selon différents degrés de lecture, plusieurs strates, afin de s’enfoncer dans l’histoire italienne de Puccini (qui a d'ailleurs passé ses derniers jours en Belgique, mourant le 29 novembre 1924 à Bruxelles).