L'Île de Tulipatan, retrouvailles dans la joie à l’Odéon de Marseille
Ce n’est pas que l’Odéon ait chômé pendant le grand hiver du second confinement. Comme l’explique le Directeur de l’Odéon, Maurice Xiberras, l’activité lyrique a perduré, vaille que vaille, par des captations sonores dont nous avons rendu compte et dont voici un autre exemple à ne pas manquer, Le Fifre enchanté d’Offenbach créé la même année que L'Île de Tulipatan (1868), vidéo intégrale réalisée en avril 2021 par l’Odéon :
L'Île de Tulipatan, « opérette-bouffe », est ici donnée en version de concert. Tel est le format des « Dimanches d’Offenbach », rendez-vous réguliers depuis plusieurs années, qui, forts de leur succès au foyer de l’Odéon, sont passés dans la grande salle. Dans la foulée, ils ont emporté sur scène le piano droit, dont le son est tout de même maigre pour une scène lyrique. Mais cette initiative musicologique à peu de frais permet d’assister à la résurrection de l’intégrale des ouvrages en un acte d’Offenbach (une cinquantaine). Opération unique en France.
La pianiste Yoshiko Moriai assure sa partition avec maestria : l’ouverture est précise, limpide, enjouée, sans anicroche lors des airs et ensembles. Le maître d’œuvre et homme-orchestre, Jean-Christophe Keck, assure la direction musicale tout en énonçant les didascalies sur le plateau où s’alignent les cinq sièges des chanteurs, après une allocution liminaire présentant l’opérette. Il annonce les prochaines productions offenbachiennes à l’Odéon : Les Deux Aveugles et Moucheron.
Le « retour à la vie » n’est certes pas toujours facile, mais le public est fort aimablement accueilli (et pour la modique somme de 10 €), réparti en salles avec la distanciation sanitaire. La réorganisation du spectacle et ces consignes ne permettent pas de distribuer de programme, le spectacle est à un moment contrarié par une alarme intempestive et une coupure de courant, mais les musiciens continuent bravement, n'ôtant rien à l’intérêt exceptionnel de ces rendez-vous musicologiques remplis de plaisir.
L'Île de Tulipatan a été composée pendant la grande période d’Offenbach, avant 1870. Le titre s’inspire d’un fait divers qui fit grand bruit : l’engloutissement de la ville de Masulipatan en Inde en 1864. L’action n’a rien à voir. Dès le départ, l’imbroglio amène sur la scène du concert un ténor affublé d’une robe, et une soprano au comportement masculin. Hermosa ne sait pas encore qu’elle est un homme (une large part du comique consiste dans la moquerie de ses traits virils, dans les situations et les propos les plus cocasses que cette « ambivalence de genre » suscite). Hermosa chante sans fard : « Vive le tintamarre ! … Ce qui me séduit, c’est la bagarre … Bing bing patapouf » (sc. 1) ; et plus loin : « La guerre !… Pif paf !... Boum !… Ça fait du bruit… J’aime ça ! » (sc. 4). Il en est ainsi parce que sa mère, Théodorine, ne voulait pas que son fils partît à la guerre quand il serait grand : elle lui fit prendre l’identité d’une fille (renvoyant à la légende Antique : Thétis ou Pélée déguisant Achille en femme pour qu'il ne parte pas à la Guerre de Troie).
Son père, Octogène Romboïdal, est le sénéchal du Duc Cacatois XXII, chef de l’Île de Tulipatan. Quant à Alexis, il est le « fils » du Duc. Comme ce dernier n’engendrait que des filles, son entourage décida de transformer cette fille en homme. Pourtant, il aime les fleurs et pleure son colibri (comportement considéré comme féminin).
La pièce consiste ainsi à jouer sur les quiproquos puis à « retourner le masque » (sc. 11). Ceux pour qui « un homme est un homme », avec tous les attributs qu’on lui accordait au XIXe siècle, s’esbaudiront du comique bien senti de la pièce, entre gaillardise et caricature. Théodorine explique ainsi à Hermosa : « Tu n’appartiens pas au sexe gracieux et faible… Tu fais partie de celui qui a produit les Romulus et les Pompée » (sc. 7). Les autres y verront un élément critiquable de notre patrimoine à mettre en scène avec quelques pincettes afin de « décoloniser » les esprits, ce qui n’a pas été la position de l’Odéon.
Il fallait s’y attendre : Hermosa et Alexis tombent amoureux. Leur duo est tout en ambiguïtés. Comme Alexis déclare qu’il/elle veut l’épouser, Théodorine révèle sa véritable nature à sa fille, mais aussi l’impossibilité du mariage. De son côté, Romboïdal dévoile, dans le tardif duo avec Hermosa, le « secret terrible » qu’Alexis est une fille (sc. 10). Mais le duc Cacatois exige ce mariage, et finit par apprendre à son tour la tromperie. Qu’à cela ne tienne ! Il va se remarier et tenter, encore et toujours, d’avoir un héritier mâle.
Le Cacatois campé par Frank T'Hézan est d’une belle prestance. La diction est excellente, quoique la voix chantée soit davantage celle d'un comédien un peu en délicatesse. De ce fait, ses "coincoins" itérés à la Papageno (sc. 3) et autres effets animaliers sont plausibles, mais dans les ensembles, l’homogénéité est amoindrie. Il en va de même pour Jeanne-Marie Lévy, dont l’air des "petites cuillers" de Théodorine signale des aigus bien posés et amples, alors que le reste du registre est bien moins saillant.
Romboïdal est un rôle électrique, central, que Dominique Desmons vit, même en version concertante, avec passion et efficacité. Aurélie Fargues (Alexis) possède une très jolie voix parlée, légère, contrastant avec une voix chantée assez ample au large vibrato. Le ténor Xavier Mauconduit fait la plus forte impression, en raison de la voix bien projetée, au timbre agréable, et de son inventivité de « beatboxer », autrement dit sa capacité à imiter la trompette ou le violoncelle dans son duo avec Alexis, que le public admire et applaudit.
La matinée est ainsi, dans ces conditions, un moment de joie et de retrouvailles. Le public repart sans les effusions habituelles, mais avec la discipline exigée par le déconfinement, rejoignant les chaleurs estivales, dévalant la Canebière avec un sourire aux lèvres et quelques coincoins au creux des oreilles.