Khatia Buniatishvili & Friends à la Philharmonie : entre maniérisme et sobriété
Ce premier Gala de la Philharmonie, autour du projet Démos (Dispositif d’Éducation Musicale et Orchestrale à vocation Sociale), réunit dix artistes dans un programme qui n'a d'autre cohérence que le soutien aux enfants issus de quartiers insuffisamment dotés en institutions culturelles. Khatia Buniatishvili, marraine de ce projet, propose un voyage simple "non pas là où nous voulons vous emmener, mais là où vous souhaitez aller", mettant l'accent sur le plaisir et la liberté, aussi bien de l'interprète que du spectateur.
Duos, trios, quintette s'enchaînent ainsi devant un public majoritairement composé de familles, impatientes de parvenir à l'avant-dernier morceau, la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák, interprétée par leurs enfants -l'Orchestre des Jeunes Démos- sous la direction de Victor Jacob. Mais avant cela, les violoncellistes Jean-Guihen Queyras et Edgar Moreau, les violonistes Mohamed Hiber et Irène Duval, l'altiste Adrien Boisseau et le pianiste Sodi Braide interprètent, avec les interventions chantées de Sabine Devieilhe et Angélique Kidjo, une succession de pièces connues, mêlant différents styles et différentes personnalités.
Khatia Buniatishvili et Sabine Devieilhe ouvrent la soirée avec la valse de Juliette (Gounod). La voix s'élève sans peine avec son timbre caractéristique, feutré et plein de douceur. La chanteuse française offre une interprétation sans faute de l'air auquel elle apporte sa musicalité et une diction impeccable, permettant de suivre avec aisance les émois et l'impatience du personnage. Le haut médium est parfois voilé, là où la voix s'élargit et échappe à la ligne de chant, offrant des aigus moins percutants que le grave, plus centré, ne le laissait espérer. L'accompagnement au piano étonne par ses écarts dynamiques outrés : les premières notes de la valse sont ainsi jouées fortissimo tandis que le reste s'efface excessivement, ayant pour résultat de se détacher de la voix sans trouver d'équilibre. Le même défaut revient dans les vocalises de Rachmaninov où les deux artistes, bien que s'étant manifestement concertées, parviennent difficilement à rendre leur son commun harmonieux. La voix, cependant, se pare de nouvelles couleurs dans un répertoire qui lui sied mieux. L'aigu, plus fruité, les piani et les demi-teintes permettent de profiter de ce morceau pourtant connu.
Sodi Braide se joint ensuite à la pianiste géorgienne pour jouer, à quatre mains, la Suite pour deux pianos du même Rachmaninov, sous le sceau de Lord Byron dont il lit un extrait. L'échange est poétique, emporté, les deux artistes s'écoutent et interagissent dans une mise en scène sonore nocturne pleine d'évocations. Là encore, cependant, le son de Khatia Buniatishvili paraît sourd, comme s'il ne pouvait s'extraire du piano, et ce malgré son implication physique manifeste. Cette contrainte disparaît heureusement avec les morceaux qui suivent, réunissant Mohamed Hiber, Irène Duval, Adrien Boisseau et Edgar Moreau dans le Quintette pour piano et cordes de César Franck, puis le violoncelliste Jean-Guihen Queyras pour Csárdás de Vittorio Monti et la Rhapsodie hongroise de Liszt.
Malgré les qualités des interprètes, l'alchimie ne survient pas, les instrumentistes semblant jouer sans recherche de cohésion autre qu'une entente rythmique. De même, les choix artistiques frôlent souvent un certain maniérisme qui, dans ce répertoire, alourdit considérablement la partition. Néanmoins, la dextérité et la fougue des solistes est à souligner ainsi que la beauté de leur jeu. Cette beauté tourne par moments à l’hédonisme (sons étirés, silences excessifs) et manque d’une lecture personnelle, au-delà de la pure prouesse instrumentale et d'une approche esthétique consensuelle. L'interprétation de Morgen en est un bon exemple : arrachée à sa sobriété par le jeu pianistique et l'intervention sucrée du violoncelle, la mélancolie straussienne est poussée à l'excès, et ce malgré le chant nuancé de Sabine Devieilhe.
Avant les deux derniers morceaux orchestraux, le Hallelujah de Léonard Cohen est proposé, arrangé par Kathia Buniatishvili pour voix, piano et quatuor à cordes. Le résultat est inégal, malgré la magnifique interprétation d'Angélique Kidjo qui apporte aux élans spirituels son timbre grave, ses aigus brillants, ses variations jazzy et sa diction saccadée, s'éloignant des accents habituellement associés au morceau.
La soirée se clôt sur deux moments musicaux enthousiasmants : la Symphonie du Nouveau Monde et le (très) célèbre Canon de Pachelbel, où la marraine du concert vient rejoindre l'Orchestre des Jeunes Démos et le chef Victor Jacob. Le son de l'orchestre est rond, puissant et précis, la direction nette et soignée, l'ensemble se hissant sans peine à un niveau professionnel, comme le répètent fièrement, à la sortie du concert, les membres des familles venues soutenir leurs enfants. Et, en effet, une part du plaisir d'écoute vient de la grande simplicité interprétative de ces jeunes musiciens en herbe, sans a priori esthétiques autre que la complicité qui les unit.
Le public applaudit le projet aussi bien que le charisme et le soutien infaillible de la pianiste géorgienne et de ses amis.