L'Orfeo par Jordi Savall refleurit l'Opéra Comique
Pauline Bayle propose plutôt une mise en espace, en fleurs puis en ombres dans un spectacle en deux parties opposées (le monde terrestre aux lumineuses couleurs, l'enfer sombre et froid). Le plateau vide est un grand cube noir, d'abord illuminé par les couleurs des habits griffés Bernadette Villard (et presque davantage par les sourires) des personnages qui déposent des fleurs rouges sur tout le plateau, fleurs qu'ils ramassent lorsqu'Eurydice meurt : la lumière s'éteint. Pauline Bayle prend même la précaution de bander les yeux d'Orphée et Eurydice, mais en vain bien entendu : ils finissent par enlever leurs bandeaux, se regarder et donc se perdre.
Marc Mauillon incarne pleinement chacune de ces deux ambiances et leur contraste, de sa voix comme de son jeu. Habillé en gourou immaculé, il bondit vers ses fidèles (qui imitent tous ses gestes), tournoyant ou en pas chassés (suivant les mouvements des trois danseurs au plateau -Yannick Bosc, Loïc Faquet et Xavier Perez- qui se couvriront entièrement de noir pour incarner le cerbère à trois têtes et trois corps en un entrelacés). Marc Mauillon enlace chacune et chacun, de ses bras, de son sourire béat et bien sûr de sa voix. Orphée en guide spirituel est une référence savante à l'Orphisme (religion Antique à la gloire de ce héros) et le présenter en mentor d'une communauté Flower Power prend le risque de l'extrême candeur pour mieux souligner le contraste de ce guide spirituel perdu par le deuil, qui doit être guidé pour retrouver son chemin, vers les Enfers puis vers les étoiles. La ou plutôt les tessitures de Marc Mauillon soutiennent bien entendu et par-dessus tout ces deux temps de l'opéra et du spectacle. La légèreté de ténor papillonne, le grave de baryton plonge dans les enfers, déployant une puissance vocale éclatante. Son grand air pour convaincre Charon de le laisser passer réunit ainsi à lui seul la tendresse et la menace de cet amant héroïque. Toutefois, ses vocalises, en accélérant, échappent à la justesse et à l'ancrage (aux moments notamment où l'accompagnement se perd, en particulier la harpe en grande difficulté pour suivre ses notes).
Ouvrant la soirée d'une saisissante manière, Luciana Mancini réunit toutes les qualités de ses deux personnages, Musique et Eurydice. La voix articulée et lyrique déploie rondeur et clarté colorée, douceur et projection vigoureuse dans des phrases sonores et des ornements supérieurement mesurés (dans leur nombre restreint aux moments expressifs rares et choisis, comme dans leur maîtrise).
Salvo Vitale en Charon déploie une voix large, grave et sombre hormis les quelques notes les plus basses de la tessiture, qui manquent mais qu'il trouve pourtant ensuite en Pluton sur d'amples accents toniques. Son phrasé clair marque l'intransigeance de ses personnages.
"Que notre concert soit digne d'Orphée" chante le premier berger, un défi vers lequel s'élèvent ses collègues solistes principaux, les choristes, instrumentistes et donc Victor Sordo qui chante ce rôle avec une grande noblesse de phrasé, une rondeur vocale tendre et nette dans son cœur (il sert et tend toutefois les aigus en duo). Deuxième berger et quatrième esprit, Gabriel Diaz déploie un contre-ténor phrasé rond et à la projection très mesurée, même dans les accents lancés vers l'aigu. Alessandro Giangrande (troisième berger, premier esprit et Écho) déploie son chant avec agilité dans les sommets et au lointain.
Sara Mingardo se fait d'emblée tragique Messagère, pleurant la triste nouvelle de la mort d'Eurydice, avec une grande intensité qui réduit l'étendue et la diversité de sa palette expressive. La Speranza de Marianne Beate Kielland n'est pas sûre de sa ligne vocale et de son soutien (restant en-dehors des notes, passant de la voix droite à la voix vibrée) mais elle revient heureusement illuminer les Enfers, en Proserpine, de ses aigus vibrants. Lise Viricel offre en Ninfa un chant émouvant et ému avec ses vibrations attendrissantes mais (é)perdues, d'un timbre enfantin au phrasé détimbré.
Enfin, Furio Zanasi incarne un Apollon de caractère, à la voix marquée comme son vibrato, buriné par un phrasé aux vocalises caracolantes, serrant l'aigu.
Jordi Savall dirige avec une énergique clarté, tout en expression et souplesses son Orchestre le Concert des Nations et Chœur la Capella Reial de Catalunya, obtenant un résultat harmonieux et d'une grande expressivité.
Le public même à tiers de jauge offre une acclamation pleine et entière à cet Orfeo, espérant lui aussi ne pas devoir regarder en arrière et replonger dans l'Enfer de la crise sanitaire.