Werther-Vermeer, peintre sous serre et météorite lyrique à l'Opéra de Nice
L'Opéra de Nice a beau avoir été à la pointe parmi les maisons lyriques maintenant des activités durant la crise sanitaire et culturelle, en plein air, en résonance avec le Tour de France ou encore pour la captation d'Akhnaten, le plaisir émouvant aux larmes certains spectateurs retrouvant enfin leur théâtre pour le premier opus lyrique en public depuis La Dame de Pique de févier 2020, n'en est pas moindre. Même dans une fosse réduite et face à un parterre distancié pour cause sanitaire : dans une version réduite (réorchestrée par Petter Ekman) et pour un tiers de jauge, l'émotion du premier accord orchestral brisant ce si long silence est pleine et entière : l'émotion produite par l'orchestre et celle ressentie par l'auditoire, à l'unisson. L'Orchestre Philharmonique de Nice déploiera ainsi le lyrisme de toute la partition, avec des cuivres justes et tempérés, lançant les interventions des solistes en fosse, expressifs et libérés. Cette expressivité est encouragée sous l'impulsion du chef d'orchestre Jacques Lacombe, qui mène la partition avec énergie et même alacrité (assurant que le couvre-feu sera largement respecté). Revers de cette médaille toutefois, les seconds pupitres et les contre-chants ne parviennent pas à suivre (demeurant désynchronisés et disparates).
Dans la mise en scène de Sandra Pocceschi et Giacomo Strada, un grand rideau blanc devant le plateau devient une toile de peintre animée par des projections de tableaux mouvant en vidéo, à trois moments-clefs du drame (au tout début, au milieu et à la toute fin). La toile présente ainsi Werther en peintre, qui tranche et traverse littéralement le tableau (symbolisant le personnage littéraire entrant dans ce drame et l'interprète naissant sur scène, mais annonçant aussi le chemin inverse qui sera parcouru dans ce drame, une référence à la métaphore du suicide filée tout au long de cet opéra : "On lève le rideau... puis on passe de l'autre côté, Voilà ce qu'on nomme mourir !"). Ce Werther (qui appose sa signature numérique rouge au bas de ces toiles vidéo), vit devant et même dans ses toiles, et y amène Charlotte. Les deux amants impossibles tournent lentement devant une toile nocturne qui semble alors les entourer, puis qui s'élève vers la voûte céleste étoilée dans un mouvement saisissant en résonnances avec le vertige de leurs sentiments et de la musique.
Enfin, les toiles qui rappelaient Vermeer et Turner, finissent par devenir une carte postale de l'image emblématique entre toutes du romantisme allemand : Werther se fige dans la posture du Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich. Ce cliché est certes emblématique du romantisme allemand au même titre que le Werther de Goethe, mais il impose toutefois à la mise en scène une dimension littérale, notamment de trouver un rocher sur lequel faire monter Werther (qui ne se suicide donc finalement pas ici : une météorite fumante s'abat sur lui, avant qu'il ne monte dessus pour l'image ultime). Avant cela, le ténor aura dû s'entraîner en chantant son grand air "Pourquoi me réveiller", non seulement perché sur un caillou mais devant balancer en équilibre une tige de bambou faisant office de canne (compliquant bien trop inutilement la tâche du chanteur, pour une allusion aussi littérale à la vie qui peut basculer).
La météorite est pour le moins une surprise déconcertante (attirant quelques huées pour l'équipe scénique au moment des saluts et animant les échanges des spectateurs à l'issue du spectacle), mais la mise en scène aura certes posé un décor intrigant et signifiant (celui qui se dévoile lorsque la toile de peintre se lève). Le drame est ici placé sous une serre lunaire (qui pourrait être sur la Terre désolée ou une autre planète : l'hiver dans le livret pouvant être envisagé comme un hiver post-apocalyptique). Le drame est donc placé dans une nature artificielle mais suivant un parcours de désolation parallèle à celui des personnages. La serre, d'abord emplie de fruits et de fleurs, se meurt à chaque acte, pour ne plus contenir qu'un petit vivarium, une micro-serre dans la serre, bientôt frappée par la météorite. Ce dispositif renvoie ainsi à la désolation sentimentale et écologique de l'humanité, d'hier à demain (les costumes sont situés entre l'époque de Massenet et la nôtre) et ce plateau fermé place le drame dans un huis-clos (d'autant qu'une trappe blindée mène à un sous-sol bunkerisé).
Thomas Bettinger prend le rôle de Werther en associant les deux qualités cardinales pour cette partition et ce personnage : la noblesse et l'intensité. Sa prestation très applaudie sait même s'accommoder voire s'appuyer sur le propos scénique, offrant un chant coloré et riche comme les peintures projetées, avec une énergie de météorite, qu'il sait équilibrer comme le roseau. Son très large vibrato et ses aigus intenses semblent constamment sur le point d'échapper au contrôle, mais il n'en est rien et le chant reflète ainsi infiniment mieux que la mise en scène (et à lui seul), le personnage au bord du précipice : les Souffrances du jeune Werther. D'autant qu'il renforce et recentre encore sa ligne vocale au fur et à mesure du drame, vers le forte comme dans le piano. Son aigu mixte se fait de plus en plus appuyé, jusqu'au grand lyrique en conservant sa lumineuse couleur.
Anaïk Morel en Charlotte peut construire toute sa prestation sur le soutien d'un grave chaleureux et charpenté, qui parfois assourdit la tessiture dans les nuances modérées, mais sait se projeter vers de grands aigus, vibrants et sonores. Sa voix se pare même de couleurs wagnériennes (rappelant qu'elle a aussi ce compositeur à son répertoire et soulignant cette référence dans la partition de Massenet), son air de la lettre rappelle celle de Tatiana, avec les mêmes résonnances slaves. Le chant résonne ainsi constamment dans toute la salle, exactement comme pour son mari Albert incarné par Jean-Luc Ballestra. Sa voix est très nourrie en graves (même si les fins de phrases et les aigus se tendent), de la même noirceur que son costume à la coupe martiale, tonnante comme les pistolets qu'il arbore et astique devant sa femme et son rival compose d'emblée et constamment un caractère menaçant. Il annonce ainsi d'emblée le drame (même lorsqu'il sort des cadeaux de Noël de son cabas, il donne l'impression de trafiquer quelque contrebande).
Jeanne Gérard en Sophie déploie sa très grande palette de qualités vocales, qui expliquent sa nomination parmi les révélations lyriques aux dernières Victoires de la Musique Classique et ne demandent plus qu'à s'harmoniser et s'approcher les unes des autres sans rien perdre de ce grave affirmé, cet aigu rayonnant, ces agiles vocalises chantant l'oiseau, cette articulation très vibrante ou fort noble, au vibrato et à l'amplitude richement projetés (sans oublier son air mutin, renforcé par le fait qu'elle et Charlotte font la même taille que les jeunes choristes au plateau).
Le Bailli Ugo Rabec domine le trio qu'il forme avec Schmidt et Johann. Sa basse est très chantante avec un timbre boisé, sur un soutien nourri. Cette voix de caractère mais équilibrée lui permet de chanter et incarner aussi bien la fierté paternelle bienveillante que le disciple de Bacchus. Thomas Morris campe un Schmidt intense en caractère, avec sa voix bondissante de ténor mais à la projection très inégale, le vibrato se distendant. Laurent Deleuil (Johann) propose un baryton efficace et discret, par la tenue d'une voix jeune au phrasé homogène surtout dans le médium, le grave s'esquissant déjà.
Victoria Dupuy (Kätchen) laisse deviner un riche grave dans les deux mots qui composent littéralement toute son intervention soliste. En Brühlmann, Philippe Zang laisse surtout le souvenir de son jeu, rechignant à fouler le raisin des pieds mais soulageant ses peines en goûtant le résultat de la vinification.
Enfin, le Chœur d’enfants de l’Opéra Nice Côte d’Azur déploie un jeu et un chant réjouis et réjouissants. Les voix sont très justes et bien ensemble, tout gambadant à travers le plateau, les jeunes et pré-adolescentes jouant avec des pistolets à eau (dans une innocence qui résonne d'autant plus terriblement avec les armes qu'Albert forcera Charlotte à prêter à Werther pour son suicide).